PAR ALAIN CAMPIOTTI
Ancien journaliste au «Temps», Alain Campiotti écrit à son professeur d’arabe, Basel Nejem
Cher ami, cher professeur,
J’aurais dû écrire depuis longtemps. Maintenant, il est très tard. Le ciel s’est obscurci. Vous avez dû apprendre, par Al-Arabia, Al-Jazira et les autres, sur le bel écran plat de la cuisine, que les Suisses ont décidé, démocratiquement, d’interdire la construction de minarets dans leur pays.
Je me suis demandé dimanche soir ce que vous inspirait, à vous le catholique, un pareil vote. Je soupçonne que vous avez été à la fois abasourdi et pas trop surpris. Abasourdi que ça vienne de la placide Suisse. Mais pas trop surpris: vous avez vécu sur les deux rives, vous savez ce qu’en Europe on dit et pense des musulmans, parmi lesquels vous vivez. La pesanteur des préjugés, l’étrangeté cultivée de l’autre.
Vous m’aviez étonné en disant, vous le chrétien, que vous compreniez le regain d’islam. Non pas les poseurs de bombes, mais l’aspiration qu’ils révèlent. Nous vivions, me disiez-vous, sous la lointaine tutelle de l’Empire ottoman. Tout ce qui est venu après était pire. Le charcutage de la région, découpée en Etats artificiels sous mandat, puis sous la poigne d’autocrates locaux. Les musulmans ont la nostalgie d’une communauté plus large, moins corsetée, régie par des valeurs «descendues» avec le Livre, non pas le voile ou le djihad, mais plus de justice.
La justice… Tu ne construiras pas de minaret! Ici, après le choc de ce vote imprévu, les gouvernants et les commentateurs s’emploient à limiter les dommages et à trouver des explications à la méchante humeur populaire. La boîte à outils est grande ouverte: sociologie, psychologie, économie, héritage culturel, repères identitaires ébranlés par la globalisation…
On évite l’histoire: trop de mauvais souvenirs. L’Europe, au siècle dernier, a été le foyer d’où sont sorties les intolérances les plus barbares, accomplies par l’isolement puis l’élimination de catégories entières de population. Mais le temps efface ces horreurs inouïes, et il suffit de ne plus en parler pour oublier comment elles sont nées dans les têtes. Pourtant, ça recommence. L’islam, deuxième religion du continent, est désormais tenu pour un corps étranger au cœur de l’Europe. A endiguer, dans un premier temps. L’ignorance le dispute à l’imposture dans cette opinion maintenant majoritaire. L’épouvantail d’Al Qaida est brandi pour imposer la mise sous surveillance de populations qui viennent dans leur grande majorité des Balkans et de Turquie. Il y a quinze ans, les Suisses se mobilisaient – un peu – pour protéger la coexistence multiculturelle de Sarajevo assiégée, où les clochers côtoient depuis longtemps les minarets. Sarajevo a été rejetée dans l’autre monde.
A Lausanne, il y a une nouvelle mosquée. Elle n’a pas de minaret, bien sûr. Pour tout dire, vue de la rue, elle n’a rien d’une mosquée. Aucun signe extérieur musulman. On dirait un entrepôt, ou un garage. D’ailleurs les fidèles, pour accéder à la salle de prières, doivent descendre une rampe qui naguère était faite pour les voitures. L’endiguement est déjà réalisé. Les musulmans de Lausanne ont accepté de se rendre invisibles, de manière préventive. Leur mosquée est près de chez moi. Quand je passe devant cette façade anonyme et lugubre, cher Basel, je me souviens de Damas.
Vous essayiez de faire entrer un peu d’arabe dans ma cervelle rouillée. Je sortais éreinté des trois heures de mon épreuve quotidienne. Mais ma chambre – c’était l’hiver – était glacée. Alors, je partais dans les ruelles de la vieille ville, à la recherche d’un café internet ou d’une tranche de pizza. En prenant à gauche dans le dédale de Bab Touma, j’arrivais à Bab Sharqi et à sa concentration d’églises: votre cathédrale, pleine de la ferveur joyeuse d’une communauté minoritaire qui maintient son affirmation, avec ses scouts, ses processions. Je rentrais par la rue des couvents. En prenant à droite dans le dédale, j’arrivais à la grande mosquée par les boutiques de Nofara.
Il faisait trop froid chez vous: j’avais fait des Omeyyades ma salle de lecture. J’avais trouvé, le dos appuyé à une large colonne, un coin bien chauffé sous le tapis. Je lisais Raymond Carver, dont j’avais trouvé une édition piratée à Nofara. Un homme est venu me demander si j’étais croyant. J’ai répondu non. Il a dit «ahlan wa sah lan» – soyez le bienvenu. Derrière la colonne, des pèlerins iraniens pleuraient en sortant de la petite salle où ils croyaient avoir frôlé la tête d’Hussein, leur martyr. A droite, il y avait un autre crâne, celui de Jean-Baptiste, dans une petite chapelle surchargée. Et juste au-dessus de ma tête, le minaret de Jésus.
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