jeudi 3 juin 2010

L’opinion publique et les étrangers

Les Suisses sont irrités par la relative impunité dont ont pu jouir des étrangers ayant triché ou dérapé dans notre pays ces dernières années.

Les cas d’abus crasses à l’aide sociale et aux procédures d’asile et la petite délinquance urbaine causent de grands dégâts dans l’opinion quand leurs auteurs ne sont pas sanctionnés, ou à peine. La spécialisation de certains immigrés de passage en Suisse dans la revente de drogue en toutes petites quantités sans que la police puisse les renvoyer dans leur pays d’origine faute d’une coopération efficace de ce dernier n’est pas une légende. Ces histoires ont gonflé l’exaspération des Suisses, et l’UDC a exploité le filon pour durcir les lois sur l’asile et les étrangers. Selon un schéma classique, le parti national conservateur a imposé le thème du renvoi des étrangers délinquants. Ainsi le contre-projet décidé par les Chambres fédérales, qui a le mérite d’être plus précis et moins arbitraire que l’initiative grossière de l’UDC, en reprend les principaux objectifs. Les Suisses pourront choisir entre les deux textes, et l’on peut déjà pronostiquer la validation d’un nouveau tour de vis.

A l’inverse, il n’existe guère de compréhension dans le public pour la sévérité avec laquelle l’Office fédéral des migrations statue sur la régularisation des «cas de rigueur». Le bras de fer entre Genève et la Confédération au sujet d’un Kosovar arrivé en Suisse il y a vingt ans projette une lumière crue sur une doctrine étriquée et une pratique discutable.

La jurisprudence sur les cas de rigueur ne tient pas compte de la durée du séjour et n’accorde guère de poids à l’intégration. Le crime d’avoir séjourné sans titre de séjour valable pèse davantage que la somme des efforts consentis pour relever avec succès le défi d’une autonomie économique et durable. Comme d’autres compatriotes des Balkans, le Kosovar Musa Selimi est arrivé en Suisse avec l’espoir légitime d’obtenir un permis de saisonnier à convertir un jour en permis B. Puis Berne a changé les règles du jeu mais la Suisse manquait toujours de main-d’œuvre pour des travaux peu qualifiés, comme dans la restauration. Musa Selimi est donc resté, a su se rendre indispensable, toujours avec un contrat déclaré, donc en payant impôts et charges sociales, des contributions prélevées à la source. On est aux antipodes d’un abus à l’aide sociale.

Il est des cas où le bon sens doit l’emporter sur le juridisme étroit. C’est aussi ce que souhaitent une majorité de Suisses, on peut le pronostiquer sans risque.

François Modoux dans le Temps

Le clandestin que Genève voulait sauver

A Genève depuis vingt ans, Musa Selimi, sans-papiers, travaille et s’assume. Le 5 juillet, il doit être expulsé avec sa famille. Des élus clament leur révolte et se mobilisent, mais la marge de manoeuvre face à Berne est étroite.

Il se dit prêt à commencer une grève de la faim. «Je préfère mourir en Suisse que de retourner au Kosovo. Je le dis du fond du cœur.» Musa Selimi, 40 ans, paraît à la fois las et déterminé. Cet Albanais du Kosovo, sans-papiers, installé à Genève depuis 20 ans, s’est vu signifier l’obligation de quitter le territoire suisse le 5 juillet prochain avec sa femme et ses deux enfants.

Bien intégré, employé dans un restaurant de la place, son sort révolte une partie de la population et des autorités genevoises. D’autant que les instances administratives du canton ont autorisé le séjour de toute la famille Selimi. A la suite de multiples procédures, l’ultime veto est venu de Berne, de l’Office fédéral des migrations (ODM), sous la forme d’une ordonnance de renvoi édictée le 8 mars dernier.

Depuis, la contestation s’organise à Genève. Les instances politiques se sont mobilisées, à tous les échelons, pour tenter d’infléchir la décision fédérale. Un âpre bras de fer où le canton, en fin de compte, n’a pas d’autre perspective que d’obtenir une dérogation de la ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, ou de désobéir en refusant d’exécuter le renvoi.

Conseillère d’Etat responsable de la Sécurité à Genève, la libérale Isabel Rochat refuse d’envisager cette dernière éventualité: «Je ne peux pas imaginer que Genève fasse preuve d’insubordination. Nous appliquerons la décision finale de Berne.» A la demande du Grand Conseil, qui a voté une résolution en ce sens, la ministre s’apprête toutefois à solliciter, au nom du Conseil d’Etat, la régularisation de la famille Selimi auprès de la Confédération. Sans trop y croire cependant: «Je ferai tout ce qui est possible, mais j’ai évoqué ce cas la semaine dernière avec le directeur de l’ODM, Alard du Bois-Reymond, qui a affiché une position très claire.» Présente à Berne mardi avec le reste du Conseil d’Etat, l’élue assure qu’elle ne s’est pas entretenue avec Eveline Widmer-Schlumpf au sujet des Selimi. Le fera-t-elle à l’avenir? «Je ne sais pas encore.»

L’action de l’exécutif genevois s’inscrit dans une myriade de démarches lancées par des élus et des personnalités genevoises en faveur de la famille de sans-papiers. Parmi eux, le chanteur et animateur télé Alain Morisod, un habitué du restaurant où travaille Musa Selimi. Il lui offre un soutien précieux: figure très populaire en Suisse romande, il est le mieux placé pour provoquer un élan et une mobilisation massive autour de la famille.

Comme tous ceux qui soutiennent le clandestin, le musicien n’accepte pas les arguments avancés par l’ODM pour motiver son renvoi au Kosovo. «On me dit que je suis assez jeune pour me réadapter au pays, et on blâme la présence de ma famille, arrivée illégalement du Kosovo en 2005, explique Musa Selimi. C’est la seule chose que l’on puisse me reprocher. Ma fille, née en 2000, allait entrer à l’école, et nous voulions scolariser les enfants en Suisse. Pour le reste, j’ai toujours fait les choses dans les règles. Je n’ai pas de papiers, mais j’ai toujours été dans le gris, j’ai payé mes impôts, mes cotisations sociales, mon loyer, mes assurances. Je n’ai jamais touché l’aide sociale», plaide celui qui demande «seulement le droit de vivre dignement à Genève».

Employé exemplaire, il travaille depuis dix ans dans le même restaurant des Eaux-Vives. A son arrivée en avril 1990, il commence par gagner sa vie dans la construction, avant de bifurquer vers la restauration trois ans plus tard. «J’aime le service, le contact avec les gens», explique Musa Selimi. Il a appris l’italien dans les établissements où il a été employé, et il a pris des cours d’allemand et d’anglais. «Je suis fier de mon parcours, souligne-t-il. On cherche quelqu’un d’intégré? Je suis là.»

Cela ne suffit pas pour l’ODM, qui refuse la régularisation. «Les critères sont multiples, mais ce qui a notamment fait pencher la balance vers un refus, c’est que nous pensions que la famille de M. Selimi était au Kosovo, ce qui constituait un lien fort avec le pays», explique Marie Avet, porte-parole. A la tête de l’Office, Alard du Bois-Reymond s’est quant à lui exprimé dans Le Matin pour reprocher à Musa Selimi d’avoir «fait venir sa famille après le refus de l’ODM».

Une erreur commise après quinze ans de séjour et d’espoir de normaliser sa situation. Durant ses premières années en Suisse, Musa Selimi s’en remet aux conseils des syndicats pour tenter d’obtenir un permis. On lui recommande d’attendre que les projets de régularisations collectives se concrétisent. «Cela n’a jamais eu lieu», déplore-t-il. Il dépose ensuite une demande individuelle, qui sera acceptée par le canton en 2004. Mais l’ODM ne suit pas et oppose un refus.

C’est sa profonde conviction de mériter le droit de rester dans la ville où il a construit sa vie d’adulte qui a poussé Musa Selimi à interpeller les médias à partir de 2007, lorsqu’il reçoit un refus du Tribunal administratif fédéral de reconsidérer son cas.

«Cela faisait dix-sept ans que j’étais là. Les syndicats qui m’appuyaient dans mes démarches m’ont conseillé de me montrer discret après le refus du TFA, en me disant que personne ne viendrait m’expulser. Mais je n’en pouvais plus, je ne voulais pas me cacher, alors j’ai fait mon «coming out».»

Une décision qui a valu à Musa Selimi un large soutien public, mais qui interdit aussi un retour dans la zone grise dans laquelle il évoluait jusqu’alors. «Je ne regrette pas la médiatisation, assure-t-il. Quand les Genevois m’arrêtent dans la rue pour me dire de tenir bon, cela me fait chaud au cœur.» Yves Rausis, son avocat, renchérit: «Son cas permet de démontrer que la loi sur les étrangers ne permet pas de tout régler grâce aux dispositions sur les cas de rigueur et les cas humanitaires.»

A ce stade, quasiment toutes les possibilités de recours ont été épuisées. Une procédure contre la décision de renvoi a été lancée par Yves Rausis devant la Commission cantonale de recours en matière administrative, ce qui suspend pour l’heure l’expulsion. L’avocat sait qu’il n’a pas la tâche facile: «Sur le plan juridique, les chances sont minimes», estime-t-il.

Le salut réside-t-il dans la mobilisation populaire et politique? En tout cas, les élus genevois qui soutiennent les Selimi ne comptent pas leurs interventions dans les arènes politiques et médiatiques. Outre la mobilisation de l’exécutif et du législatif cantonaux, les conseillers nationaux socialiste Jean-Charles Rielle et PDC Luc Barthassat mènent la fronde au niveau fédéral pour dénoncer une décision qu’ils jugent inique et réclamer une refonte de la législation. «Si les gens qui sont là depuis vingt ans doivent s’en aller, je me demande où sont les cas de rigueur!», s’insurge le démocrate-chrétien.

«La loi ne nous permet pas d’expulser les auteurs de délits graves, mais nous oblige à le faire avec des personnes totalement intégrées. Elle devient perverse», renchérit Jean-Charles Rielle. Concernant les Selimi, l’élu estime que le canton doit refuser d’exécuter l’expulsion. «Après toutes ces années, on pourrait définir une prescription.» Avec Luc Barthassat, il a demandé à être reçu par Eveline Widmer-Schlumpf pour évoquer l’affaire.

Quant à l’exécutif et au parlement de la commune de Carouge, où habite la famille de sans-papiers, ils la soutiennent fermement. «Nous avons affiché des banderoles pour clamer notre solidarité. Nous avons aussi écrit au Département fédéral de justice et police, mais c’est l’ODM qui nous a répondu en disant qu’il n’entrerait pas en matière sur notre demande», explique le maire radical, Marc Nobs. «On ne sait plus que faire pour les aider.»

Sandra Moro dans le Temps