La comédie franco-italienne qui s’est jouée autour des migrants tunisiens, celle qui valut à Paris de chanter le grand air de l’affligée de Schengen, a récemment débouché sur un compromis des ministres européens de l’Intérieur à Bruxelles : non à la remise en cause de Schengen, mais oui au renforcement des frontières extérieures et oui au rétablissement, dans certains cas exceptionnels, en cas de pression migratoire forte et inattendue, des contrôles aux frontières nationales. Autrement dit, rien de bien nouveau sous le soleil européen.
Si l’on considère avec Cecilia Malmström, commissaire européenne en charge des Affaires intérieures, qu’un flux de 25.000 migrants tunisiens n’est pas énorme, comparé aux 800.000 déplacés du conflit libyen, alors pourquoi tant d’agitation autour des frontières ? Pourquoi continuer à épouser le vent, celui qui entretient la peur de l’invasion, la montée des populismes européens et le repli sur soi de nations devenues frileuses, plutôt que d’affronter la question des migrations avec des arguments de raison ?
Pourquoi ? Parce que les États de l’Union européenne n’ont d’imagination que pour aborder les questions de sécurité, celles qui sont censées rassurer les électorats populaires. C’est ainsi qu’ils leur vendent un horizon sécuritaire national aussi factice que meurtrier.
Londres se "débarrasse" ainsi depuis dix ans des migrants afghans en les laissant errer sur les côtes françaises du Pas-de-Calais. Paris, qui les a délogés à coup de bulldozer, ne les a pas fait magiquement disparaître de l’espace en quelques jours. Elle les a simplement dispersés. Et quand les Tunisiens frappent à la porte, la France affirme s’en "protéger" par la seule intervention policière.
C’est ainsi que les exemples de renvoi de "patates chaudes" se ramassent à la pelle nationale. Et internationale aussi. Quand l’Europe externalise la gestion de ses flux migratoires, elle le fait vers des pays défaillants dans le domaine des droits de l’homme en général et des droits de réfugiés en particulier. En confiant à Kadhafi le rôle de gardien d’une immense prison, l’Union a cyniquement fait commerce des migrants.
Mais la Lybie a cessé d’être aujourd’hui le garde-frontière délocalisé de la forteresse Europe. Et c’est bien là que le bât blesse. Car il n’est plus question de migrants aux frontières mais bien de réfugiés, des réfugiés d’une guerre menée au nom de la "responsabilité de protéger".
Et c’est ainsi que près de 800.000 personnes se retrouvent déplacées, fuient par milliers en bateau et meurent par centaines en mer, s’entassent dans les camps de toile dans le désert tunisien et égyptien au risque d’amplifier la catastrophe humanitaire en cours.
Et que fait l’Europe ? Elle détourne la tête de sa frontière délocalisée. Enfin presque. L’Otan intensifie ses frappes et sort du mandat délivré par l’ONU. Il est en effet urgent de gagner la guerre, sinon "l’invasion" guette. La donne à nos frontières reste donc sécuritaire. Il nous semblait pourtant que la coalition, la France en tête, était partie en "guerre humanitaire" comme on disait alors au temps du Kosovo.
Comparaison n’est pas raison, mais on aurait aimé que des leçons soient tirées de cette "vieille" guerre contre Milosevic : menée du ciel comme en Libye, elle dura plus longtemps que prévu et provoqua, à la très grande surprise des nations engagées, l’exode de 450.000 personnes. Les pays de l'Otan, qui avaient tout prévu sauf une catastrophe humanitaire de cette ampleur, innovèrent en se répartissant et en accueillant, temporairement, 100.000 réfugiés kosovars, pour alléger la charge des pays frontaliers.
Il y a cette fois en Libye, selon le HCR, 24.000 demandeurs d’asile à répartir dans les pays développés. Personne ne se bouscule pour les accueillir : les promesses d’accueil atteignent environ 1000 places. Le Royaume-Uni et la France, parties prenantes du conflit, ne figurent pas sur la liste.
La guerre en Libye entame son troisième mois. Et la machine à fabriquer des réfugiés, des sans-papiers, des naufragés continue au rythme de ses bombardements.
La guerre est à nos frontières délocalisées. Mais cette invisibilité de la délocalisation ne doit pas inviter l’Europe à échapper à ses devoirs. Et à faire porter toute la charge de la protection et de l’accueil des migrants et des réfugiés sur des pays à la démocratie neuve et à l’économie fragile.
Pierre Henry, France Terre d'Asile, dans le Nouvel Observateur