«Il est temps de diffuser en Suisse un islam des Lumières»
Paru le Samedi 28 Novembre 2009RECHERCHE - Des chercheurs projettent de créer une fondation d'études guidée par une approche réformiste de l'islam. Entretien avec le politologue Ahmed Benani.
Combattre la peur par la connaissance. Alors que, ce dimanche, le scrutin sur l'interdiction des minarets fait passer à l'islam en Suisse un test de confiance, un groupe de chercheurs espère créer une fondation d'études et d'enseignement sur les espaces islamiques dans le monde. Cette fondation, qui se rêve comme un premier pas vers une chaire universitaire, apporterait sa pierre dans la construction d'un «islam des Lumières». A l'origine du projet, qui pourrait se concrétiser fin 2010 soit à Genève soit à Lausanne, on trouve notamment Ahmed Benani, politologue spécialiste de l'islam, ancien chargé de cours aux universités de Lausanne et de Genève.
Pourquoi une telle fondation?
Ahmed Benani: Pour répondre à une forme d'ignorance, à laquelle, par exemple, l'initiative contre les minarets nous a brutalement confrontés. Comme si la Suisse se réveillait en découvrant qu'elle allait être envahie par l'islam, vu comme une altérité menaçant l'homogénéité du pays et sa tradition judéo-chrétienne! Cette diabolisation frappe, à l'heure où les frontières s'estompent et les cultures s'interpénètrent. Plus fondamentalement, l'enseignement de l'islam au même titre que les autres monothéismes est absent des universités suisses, tandis que le Conseil fédéral n'est pas entré en matière sur une formation suisse des imams. Avec une population musulmane qui frise les 5%, le moment est venu de donner un réel cadre scientifique et théologique à l'enseignement de l'islam, à la recherche et la diffusion du savoir sur cette religion.
Le Département d'arabe à l'université de Genève donne des cours, il existe aussi le GRIS (Groupe de recherche sur l'islam en Suisse) à Lausanne...
C'est un peu bricolé. Surtout, l'islam ne peut s'envisager seulement sous l'angle sociologique, politique ou théologique. Il faut inclure une dimension anthropologique, permettant de rompre avec ce que nous croyons connaître.
Que voulez-vous dire?
Il faut privilégier un enseignement qui tienne compte des aspects contemporains de l'islam. Je constate que les islams européens sont en phase avec les tendances de la religiosité en Europe – individualisation, sécularisation, apprentissage du pluralisme.
Le projet de fondation revendique l'héritage des Lumières. Il plaide pour des réformes culturelles et religieuses de l'islam. Est-ce trop ambitieux?
L'Europe, contrairement à l'espace arabo-musulman, permet toutes les audaces grâce au principe de l'Etat de droit. Les sciences liées aux religions doivent se saisir de cette liberté comme point de départ pour redéfinir l'islam en le confrontant à la sécularisation et aux autres monothéismes. Cela correspond à une forte demande.
Cet «islam des Lumières», c'est quoi?
C'est une sortie du prêt-à-porter religieux en donnant à la raison la place qu'elle mérite. Il faut interroger les dogmes et les concepts fondamentaux, soumettre les textes à la critique historique, comme cela a été fait pour le christianisme. En envisageant l'islam d'un point de vue social, comme une pensée en action et pas seulement l'expression d'une soumission à un univers de croyances, on peut alors l'adapter à la vie moderne. Pourquoi s'en remettre systématiquement aux théologiens d'Al Azhar (université sunnite du Caire) et à leurs fatwas?
Cet islam libéral donne-t-il tort à ceux qui figent l'islam dans une vision monolithique, qu'ils soient les gardiens de l'orthodoxie ou l'extrême droite chez nous?
Il montre qu'on peut se libérer du joug des traditions et des dogmes. Et ce n'est pas nouveau! C'est à partir de la chute de Cordoue au XVIe siècle que l'islam a commencé à se figer. Mais, avant, des mouvements ont eu recours à l'ijtihad (effort d'interprétation), par exemple pour mettre en question le dogme du Coran incréé.
En Suisse, la vision conservatrice domine-t-elle?
La majorité des musulmans ne pense pas que le «regard concupiscent des mâles» oblige les femmes à se voiler! Au Maroc ou en Arabie saoudite, les pratiques et les dogmes sont remis en question, mais c'est minoritaire et difficile. En Europe, c'est la norme que de se défaire du joug des traditions.
En France, les intellectuels réformistes ont un certain poids. En existe-t-il en Suisse qui pourraient enseigner dans la fondation?
L'idée n'est pas de fonctionner en autarcie, mais aussi de faire appel à des collaborations extérieures.
D'où viendrait le financement?
Nous en appelons à des privés et des institutions académiques. Nous ne voulons pas d'argent venant de pays musulmans ni des communautés musulmanes, afin de garantir notre indépendance.