La Ville veut engager des apprentis clandestins pour dénoncer le veto qui interdit à ces jeunes de se former. Reportage de Marco Danesi dans le Temps.
Samedi, jour de marché. Le Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers réclame une formation pour les enfants clandestins. L’école obligatoire, voire le gymnase, sinon les universités, dans les cas les plus heureux, sont à leur portée, même au prix de quelques péripéties. En revanche l’apprentissage reste une chimère, tout comme les écoles professionnelles, à l’exception de Genève.
Erick distribue des tracts aux chalands. Il avoue 21 ans. Il est arrivé en Suisse à 14 ans depuis le Chili. Après une année et demie dans une classe d’accueil où il apprend le français, il passe en huitième, puis neuvième, avant une ronde supplémentaire à l’OPTI (Organisme pour le perfectionnement scolaire, la transition et l’insertion professionnelle). Sorti du giron de l’école obligatoire, Erick brigue une place d’apprentissage comme dessinateur en bâtiment. Sans résultats depuis quatre ans. Une formation de paysagiste s’évapore à défaut de papiers. Erick vit à Renens avec sa mère et deux sœurs plus jeunes. L’aînée espère rallier le gymnase. Lui a dû y renoncer, faute d’un niveau scolaire suffisant: en deux ans, difficile de maîtriser le b.a.-ba de l’allemand. Des petits boulots de temps en temps, un déménagement ou des ménages, rompent la routine, entre attente et espoirs.
Défiant le droit fédéral qui exige une autorisation de séjour pour tout contrat de travail, la Municipalité de Lausanne – nonobstant l’avis contraire du radical Olivier Français, le seul représentant de la droite à l’exécutif – a annoncé la semaine passée qu’elle engagera des apprentis sans-papiers. Avec ce geste, la ville accuse l’absence de débouchés professionnels pour Erick et les autres enfants clandestins. Entre 200 et 300 écoliers en situation irrégulière, estime Oscar Tosato, fréquenteraient les classes lausannoises. Selon le municipal socialiste porte-voix de l’initiative, une moitié des 20 à 30 élèves en fin de scolarité pourrait aspirer à un apprentissage, 4 à 5 continueront des études au gymnase. Quant aux autres, ils rentreront au pays ou commenceront à travailler.
Il faut dire que la question devient lancinante. Parlements citadins (Zurich) et cantonaux (Vaud, Bâle) ont voté des initiatives en faveur du droit à une formation professionnelle pour les jeunes sans statut légal. Genève discute d’un «chèque apprentissage». Le Conseil national va débattre de trois motions qui vont dans le même sens. Bref, de toute part on reconnaît la nécessité de garantir une formation à la progéniture des anonymes invisibles. En revanche, les mesures concrètes tardent à s’imposer. Le Conseil fédéral rejette d’ailleurs toute ouverture.
La proposition lausannoise a immédiatement déclenché la polémique. L’UDC promet un référendum si le préavis municipal devait passer la rampe du Conseil communal (législatif). Le canton, et son ministre de l’Intérieur, le libéral Philippe Leuba, exige un avis de droit et menace de sanctions. La population, à son tour, si l’on en croit les réactions des courriers de lecteurs, semble divisée. En temps de crise économique, de chômage et de pénurie de places d’apprentissage, la nouvelle fait jaser. D’autre part, on reproche à la capitale vaudoise de faire cavalier seul, au risque de tuer dans l’œuf une bonne idée. Et même ses partisans auraient préféré que l’on revendique l’accès aux écoles professionnelles pour tout le monde en toute légalité plutôt que de remuer ciel et terre à l’avantage d’une poignée d’élus. L’administration compte en effet accueillir tout au plus quatre apprentis par an.
Sur la place Saint-Laurent, le soleil glisse d’un toit à l’autre. Les mères du collectif jonglent avec biscuits et pétitions. La proposition de la ville les réjouit. Puis elles racontent les histoires ordinaires de la précarité administrative. L’une explique comment sa fille, malgré le peu d’empressement ambiant, a réussi à décrocher un apprentissage. A coup de lettres, de dossiers, après plusieurs stages, la mère finit par convaincre un hôtelier. Une autre évoque les études universitaires de son enfant. Dribblant les obstacles, la mère a pu obtenir l’accès rêvé à l’Alma Mater. Une troisième bataille pour son fil VSO tenté par le métier d’électricien. A les entendre, on se dit que les parents jouent un rôle primordial. Tout autant que la débrouille et les chemins de traverse pour trouver malgré tout une solution.
Or, dans l’agglomération lausannoise, où vivraient environs 10 000 clandestins – dont quatre à six mille en ville –, la moitié provient d’Amérique latine et notamment d’Equateur. Ces derniers composent le gros des militants actifs au sein du collectif. Organisés, avec des familles soudées, ils accompagnent sans faille leurs enfants, avec des taux de scolarisations très élevés par rapport à d’autres groupes nationaux. C’est dire à quel point ils sont prêts à se battre pour leurs enfants. Du coup, le contrôle social est fort, et le risque de dérapages mineur. Tout écart, ils le savent, pourrait aboutir à l’expulsion. Byron Allouca, fer de lance désormais régularisé de la communauté, exclut les dérives dont on pourrait accuser des jeunes sans-papiers désœuvrés. Délinquance et trafic de drogue, croit-il, ne les concernent pas. En revanche, insiste le militant, il est temps d’assurer une formation à des adolescents qui ne quitteront certainement jamais la Suisse. Une formation utile de toute façon et indispensable le jour où ils obtiendront un permis de séjour. A défaut, ces jeunes iront grossir les rangs du chômage ou de l’assistance sociale.
Finalement, Byron Allouca plaide pour la régularisation de tous ces travailleurs de l’ombre qui ne volent pas les places aux indigènes. En outre, explique Anne Papilloud, députée popiste au Grand conseil, travail au noir ne rime pas avec clandestins. La plupart du temps, ces milliers de bras de l’emploi non qualifiés – avec des salaires qui dépassent rarement 2000 francs mensuels – sont déclarés en dépit de leur statut.
Daniel roule sur les dalles luisantes de la place Saint-Laurent, un bolide sur patin à roulettes. Il voudrait devenir médecin. Pour l’heure il est en sixième, il a 12 ans. Il en avait deux et demi quand il a quitté l’Equateur. En deux mots, il résume sa situation: «Je suis comme un Suisse mais sans-papiers.» Les procédures de régularisation, amorcées par ses parents, ont échoué. Il n’y pense pas tous les jours, mais parfois l’inquiétude le gagne. Dans dix ans, les choses auront changé, veut espérer son père. Dans le cas contraire, soupire-t-il un rien fataliste, on comptera un clandestin de plus condamné à une vie bricolée.