samedi 31 juillet 2010

Sans papiers, pas d’amour

Mieux vaut tomber amoureux d’un ressortissant de l’espace Schengen.

C’est une loi passée un peu inaperçue mais qui va enlever aux citoyens suisses, et pas seulement à eux, une part de leur liberté individuelle. Elle stipule que dès le 1er janvier prochain, les officiers d’état civil ne pourront célébrer de mariage que si les deux fiancés sont titulaires de la nationalité suisse ou d’un titre de séjour valable. La manœuvre vise à empêcher les requérants d’asile déboutés, mais aussi les étudiants étrangers arrivés au terme de leur cursus, les touristes qui s’attardent plus de trois mois ou les travailleurs au noir, de légaliser leur présence en Suisse par le mariage.

Comme si tous les sans-papiers n’avaient que des motifs coupables pour se marier.

Or, pour quelques cas suspects que les dispositions actuelles, qui datent de 2008, permettent déjà de prévenir, cette nouvelle loi aura d’amères conséquences pour les citoyens de ce pays. Ils ou elles ne pourront plus épouser la personne de leur choix. Car les alternatives, mariage dans le pays d’origine ou obtention d’un visa spécifique, restent souvent illusoires. Essayez donc de suivre votre fiancé à Mogadiscio pour l’épouser ou de proposer à la femme qui pourrait être celle de votre vie de rentrer à Bassorah pour y demander un visa.

Mieux vaut tomber amoureux d’un ressortissant de l’espace Schengen.

Sans oublier la part d’arbitraire que cachent ces nouvelles normes: un cadre japonais aura plus de chances qu’un jeune Africain de franchir les obstacles que la Suisse dresse désormais sur le chemin du mariage, quelle que soit la force des sentiments qui les unissent à leur fiancée. Du côté des conjoints helvètes, il ne sera pas négligeable de disposer de relations au sein de l’administration pour surveiller une procédure assez obscure, et de revenus confortables pour couvrir les billets d’avion, l’attente du conjoint dans son pays et les garanties financières nécessaires pour le visa. Les Suisses sont-ils prêts à accepter ces nouvelles limites? A gauche comme à droite, certains qualifient cette loi comme relevant d’un Etat totalitaire.

Editorial de Serge Michel dans le Temps

Sans papiers, pas de mariage

Dès 2011, les personnes sans statut légal ne pourront plus se marier, au nom de la lutte contre les mariages fictifs. Un couple témoigne de la difficulté à s’unir et des soupçons qui pesaient sur lui.

Julie et ModouIls n’auront plus le droit de se marier en Suisse. Dès le 1er janvier 2011, les clandestins et les requérants d’asile définitivement déboutés ne pourront plus épouser une Suissesse ou un Suisse, faute de permis de séjour ou de visa valables. Toni Brunner (UDC/SG), auteur d’une initiative déposée en 2005 pour «empêcher les mariages fictifs», a gagné une bataille. Le parlement l’a suivi, le Conseil fédéral aussi. Parmi les partis gouvernementaux, seul le PS s’y est opposé. Et lors de la procédure de consultation, cinq cantons seulement – Vaud, Genève, Neuchâtel, Berne et Schaffhouse – ont jugé la disposition trop restrictive. Et cela alors que la nouvelle loi sur les étrangers de 2008 permet déjà aux officiers de l’état civil de refuser de célébrer des unions en cas de soupçons.

Les fiancés qui ne sont pas citoyens suisses devront désormais apporter la preuve qu’ils ont le droit de séjourner en Suisse jusqu’à la date prévue du mariage: voilà ce que prévoient les nouvelles dispositions. Autre nouveauté: les autorités de l’état civil devront communiquer aux services de migration compétents l’identité des personnes qui ne peuvent pas prouver la légalité de leur présence. C’est-à-dire les dénoncer.

Ces restrictions sont contestées par certains juristes, le droit au mariage et à la famille étant garantis par la Constitution fédérale (art. 12 et 14) et la Cour européenne des droits de l’homme. Elles dénotent surtout une volonté de compliquer encore davantage l’accès au mariage pour les étrangers extra-européens. Et de rendre leur parcours plus kafkaïen.

Bien sûr, des abus existent. Selon l’Office fédéral de l’état civil, il y aurait entre 500 et 1000 mariages «suspects» par année. Le Tribunal fédéral traite, chaque année, environ 100 recours en relation avec des mariages de complaisance. Mais personne n’est en mesure d’affirmer que tous les clandestins en Suisse – ils seraient entre 100 000 et 300 000 – cherchent à se marier, avec la complicité ou non d’un tiers, dans le seul but de rester en Suisse ou d’obtenir une naturalisation facilitée. Par ailleurs, ce sont au total près de 15 000 unions mixtes qui sont célébrées par an, ce qui relativise le chiffre brandi par l’Office fédéral de l’état civil.

Lors des débats parlementaires, la gauche et une petite poignée d’élus de droite, comme Claude Ruey (PLR/VD), ont, en vain, dénoncé le caractère discriminatoire du projet. «Quand tous les fiancés étrangers sont présumés coupables, où est la proportionnalité? Une police qui met tout le monde en prison, sous prétexte que les voleurs existent, est-elle une police efficace et mesurée?» s’est interrogée Liliane Maury Pasquier (PS/GE). Elle réagissait au fait que le Conseil fédéral, dans ses arguments, a souligné que les dispositions seraient appliquées dans le respect du principe de proportionnalité. Donc en tenant compte de certains cas particuliers.

L’ancienne conseillère nationale libérale Suzette Sandoz, spécialiste du droit du mariage, est, elle aussi, choquée par un aspect de ces dispositions. «L’utilisation d’une autorité civile pour dénoncer à la police une personne même si celle-ci est en situation illégale en Suisse équivaut à la mise sur pied d’une police d’Etat comme dans les pires régimes totalitaires», a-t-elle récemment écrit dans une de ses chroniques pour par la NZZ am Sonntag.

Elle précise sa pensée au Temps. «Ce qui me gêne vraiment est que les officiers d’état civil soient poussés à la délation», souligne-t-elle. «Je peux par contre comprendre qu’ils ne célèbrent pas le mariage de personnes dont ils ne peuvent pas vérifier l’identité et l’état civil, et donc si elles sont déjà mariées. Car si c’est le cas, et même si une annulation de l’union est possible, cela provoquerait des complications juridiques importantes, notamment pour les enfants.»

Concrètement, un sans-papiers peut rentrer dans son pays, chercher les documents nécessaires et revenir légalement en Suisse, avec un visa, argumentent les défenseurs du projet. Un scénario dans les faits pas très réaliste, les clandestins étant peu enclins à prendre ce genre de risque. Autre obstacle: certains pays ne peuvent ou ne veulent pas fournir les documents exigés.

Un Suisse pourra par ailleurs continuer à épouser un étranger hors de Suisse et faire reconnaître son mariage si ce dernier a été «valablement célébré» et sans intention frauduleuse. Mais le mariage n’a aucune incidence sur l’obligation du visa qui dépend de la nationalité de l’étranger, précise Marie Avet, porte-parole de l’Office fédéral des migrations. Le conjoint étranger devra donc déposer une demande de visa auprès du consulat suisse avec les documents d’état civil pour la transcription du mariage dans le canton d’origine de l’époux. Ensuite, il obtiendra en principe un visa D qui lui permettra d’entrer en Suisse. Dès qu’il aura déclaré son arrivée à la commune, il obtiendra un permis B, renouvelable chaque année.

Autre cas de figure: la personne étrangère qui réside à l’étranger et qui souhaite se marier en Suisse. Elle devra d’abord demander un visa si sa nationalité l’oblige à le faire. Ce sésame lui sera délivré pour la durée de la procédure préparatoire du mariage. Si celle-ci n’est pas achevée au bout de trois mois, une autorisation de séjour de courte durée est accordée après l’entrée en Suisse.

Les dispositions qui entreront en vigueur dès l’an prochain ne devraient rien changer pour ces deux cas de figure. Mais elles contribuent à renforcer le soupçon qui pèse sur les étrangers. Un jeune Gambien de 20 ans aura toujours plus de peine à obtenir un visa qu’une Indienne d’âge mûr…

Une chose est sûre, en adoptant ces mesures la Suisse rejoint les rangs des pays les plus restrictifs en la matière. La France a bien durci ces dernières années sa législation, mais sans aller aussi loin. Les maires peuvent refuser de célébrer un mariage «suspect» et saisir le procureur de la République. Mais le Conseil constitutionnel s’est érigé en 2003 contre l’idée que l’irrégularité du séjour puisse être une entrave au mariage.

La nouvelle réglementation suisse se calque en revanche sur celles du Royaume-Uni, des Pays-Bas, de la Norvège et du Danemark. Au Danemark, une loi de 2007 précise que le mariage ne peut être célébré que si les fiancés sont citoyens danois ou au bénéfice d’un titre de séjour valable. Idem en Norvège, avec une loi qui date de 1994 déjà.

Les règles des Pays-Bas sont plus précises. Un article du Code civil néerlandais prévoit l’obligation de présenter à l’officier de l’état civil une déclaration du chef de l’autorité compétente en matière d’étrangers sur la régularité du séjour du futur époux. Une déclaration qui n’est pas requise si les futurs époux ou pacsés ont leur résidence à l’étranger, ni pour ceux qui viennent d’un pays membre de l’UE ou de l’AELE.

Au Royaume-Uni, un résident qui ne vient pas d’un pays de l’EEE doit être titulaire d’un «visa pour mariage», d’un «visa de fiancé» ou être détenteur d’une autorisation de mariage appelée «certificate of approval» délivrée par le Home Office avant de pouvoir effectuer une déclaration de mariage. Et cela depuis 2004. Mais il y a une exception: en Angleterre et dans le pays de Galles, ces dispositions ne sont pas applicables aux mariages célébrés selon les rites de l’Eglise anglicane et qui sont précédés de la publication des bans.

Valérie de Graffenried dans le Tempss

De la difficulté d’épouser l’homme qu’on aime

Julie et Modou ont suivi la procédure qui sera la norme en 2011…

C’était en 2006, la soirée du match France-Brésil de la Coupe du monde. Les rues de Lausanne étaient pleines de supporters heureux ou déçus. Julie croise Modou dans la foule. Ils se parlent et ils se plaisent. Ils se revoient. Quelques mois plus tard, Julie déménage à Lausanne, pour vivre avec Modou. Julie est Vaudoise, étudiante. Modou est Gambien, sans ­papiers. Sa demande d’asile a été refusée mais il a évité jusque-là l’expulsion, en fournissant des renseignements inexacts.

En 2008, la nouvelle loi sur les étrangers rend sa situation plus précaire encore. Pour préserver leurs chances de vivre ensemble, Julie et Modou décident de se marier. En Suisse? «C’était risqué, dit Julie. Cela pouvait réveiller la procédure d’expulsion.» Le jeune couple opte pour la Gambie. Ils atterrissent à Banjul en juin 2008 et passent devant l’officier d’état civil quelques jours plus tard. Puis sautent dans un taxi collectif pour Dakar, afin de faire enregistrer leur union à l’ambassade de Suisse la plus proche et déposer une demande de visa pour Modou, au titre de regroupement familial.

Il doit alors fournir ses empreintes digitales et expliquer dans quelles circonstances il a déjà séjourné six ans en Suisse. Modou retourne attendre en Gambie et Julie rentre chez elle, d’où elle ne cesse d’appeler l’ambassade à Dakar pour que la demande suive son cours. Or il ne semble pas y avoir de cours pour des demandes pareilles. «Il a fallu deux mois pour que les documents soient envoyés à Berne», dit-elle, dépitée.

De là, le dossier est transmis à sa commune d’origine, pour enregistrement, puis au Service de la population à Lausanne (SPOP), chargée de statuer sur la demande de visa du mari. Cinq mois s’écoulent, rien ne bouge. Julie appelle des responsables qui prétendent ne pas être là. Elle se rend à des rendez-vous qui, le jour venu, n’auraient pas été fixés. Elle fait et refait la queue au guichet et subit, au mieux, la froideur, au pire le mépris et l’agressivité des fonctionnaires.

«Ils me regardaient comme une victime dont la naïveté avait été abusée. Je ressortais à chaque fois en morceaux.» Tout est toujours flou: «Les versions sur l’état du dossier changeaient d’un fonctionnaire à l’autre, d’un jour à l’autre, se souvient-elle. C’est de ma vie qu’il s’agissait et c’étaient eux qui en disposaient.»

Des questions plutôt intimes

Le temps passe, comme entre parenthèses. Julie a pris, en se mariant, l’une des décisions les plus importantes de sa vingtaine d’années et rien ne lui permet d’être certaine de revoir son mari en Suisse. Elle l’appelle souvent. Elle craque et va deux semaines le voir en Gambie. Elle se démène pour trouver des relais qui mentionnent son cas à des responsables haut placés du SPOP.

Enfin, en décembre 2008, elle reçoit une lettre, qui lui pose trois questions, plutôt intimes. Elle se fend de longues réponses, parle d’amour et d’avenir. Et continue d’attendre. En février 2009, elle apprend par la bande que le visa attend son mari à l’ambassade suisse de Dakar depuis trois semaines. Personne n’a jugé bon de l’avertir. Modou va chercher le visa, retourne à Banjul, monte dans l’avion, reprend sa place dans l’appartement commun, trouve un travail. Happy end? «C’est plutôt un départ à zéro», estime la jeune mariée.

La vie de Modou n’était pas en danger en Gambie, comme pour d’autres déboutés de l’asile. Il n’a pas subi de pressions de sa famille ou de son entourage. «On a eu de la chance», conclut Julie.

Serge Michel dans le Temps

La Suisse a déjà accordé l’asile à des Ouïgours

Nijiati Abudureyimu, l’ex-policier chinois qui dénonce un trafic d’organes de condamnés à mort dans son pays, est de retour à Neuchâtel.

L’ex-policier chinois Nijiati Abudureyimu, qui dénonce un trafic d’organes de condamnés à mort dans son pays et dont le renvoi vers l’Italie n’a pas pu être effectué dans les délais prévus par les Accords de Dublin, a regagné vendredi le centre d’accueil pour requérants d’asile de Fontainemelon dans le canton de Neuchâtel. Si l’Office fédéral des migrations (ODM) n’obtient pas de nouveau délai de la part de l’Italie pour son renvoi, une procédure d’asile s’ouvrira. Contrairement à ce que disait le conseiller d’Etat neuchâtelois Frédéric Hainard dans nos colonnes vendredi, ce ne serait pas exceptionnel pour un Chinois ou un Ouïgour.

Selon les statistiques de l’ODM, fin 2009, 995 Chinois étaient dans le processus d’asile en Suisse; 713 d’entre eux ont obtenu une admission provisoire. Berne ne distingue pas parmi les «ethnies» chinoises. Une grande partie de ces réfugiés est toutefois d’origine tibétaine. «Le nombre d’Ouïgours en Suisse (ndlr: des musulmans du nord-ouest de la Chine) est très faible, 70 à 80 personnes, explique Manon Schick, la porte-parole d’Amnesty International qui se réfère aux chiffres donnés par le représentant de cette communauté. Cela comprend les enfants. La plupart sont des réfugiés qui ont obtenu l’asile. Ils ont fui le Xinjiang en raison de persécutions politiques.» Quant aux deux Ouïgours du Jura, ex-détenus de Guantanamo, ils ont été accueillis à titre humanitaire.

Frédéric Koller dans le Temps

Nijiati Abudureyimu: «Le trafic d'organes est un vrai business en Chine»

Ex-policier ouïgour réfugié en Suisse, Nijiati Abudureyimu raconte ses neuf années passées à travailler dans une prison chinoise qui réalisait des exécutions à la chaîne et prélevait les organes des condamnés pour les revendre. Il aimerait dénoncer les atrocités qu'il a observées devant l'ONU.

Nijiati Abudureyimu est actuellement logé au Centre pour réfugiés de Fontainemelon (NE). Il attend de pouvoir déposer une demande d'asile. Image © Sandro Campardo

Il a refusé jeudi de monter dans l'avion qui devait le renvoyer à Rome, en vertu des Accords de Dublin. De retour au Centre pour réfugiés de Fontainemelon (NE), l'ex-policier ouïgour Nijiati Abudureyimu, 41 ans, raconte son histoire, sa fuite, et son espoir d'obtenir des papiers pour témoigner des atrocités auxquelles il a assisté durant des années à Urumqi, capitale du Xinjiang, province musulmane du nord-ouest de la Chine.

Depuis quand êtes-vous en fuite?
J'ai quitté Urumqi il y a trois ans et demi pour Dubaï, où vit mon frère, où je suis resté deux mois. Mais l'insistance d'une Chinoise, qui en fait était de la police, à se renseigner sur moi, m'a effrayé, et je suis parti pour l'Europe, l'Italie, puis la Norvège, qui m'a renvoyé en Italie, d'où je suis venu en Suisse pour témoigner à l'ONU. J'attends depuis novembre 2009 de pouvoir déposer une demande d'asile ici.

Pourquoi avez-vous dû quitter votre pays?
Parce que j'ai parlé en public des exécutions de prisonniers, des prélèvements d'organes qui étaient faits sur eux, alors qu'ils n'étaient pas encore morts, le trafic qui en était fait. C'est un vrai business en Chine, où tout le monde touche sa part, le docteur qui opère, les policiers qui laissent faire, tout le monde.

Durant combien de temps et dans quelles circonstances en avez-vous été le témoin?
J'ai été membre de la police spéciale de 1989 à 1998. En 1993, mon chef m'a dit que j'étais affecté à la prison de Liu Dao Wan, un nom qui fait trembler, car énormément de monde y est condamné à mort.

Des Ouïgours?
Oui, mais aussi des Mongols, des Tibétains, des Chinois.

Avez-vous exécuté des prisonniers?
Non, Dieu merci, ce n'était pas mon rôle!

Quelle était votre tâche?
J'enregistrais leurs noms, les informais du règlement, les menais à leurs cellules. Il y a deux longs couloirs jalonnés de petites pièces où ils sont entassés à vingt. Le soir, on me communiquait les noms de ceux que je devais aller chercher le lendemain à 6 heures pour leur exécution. Ils avaient peur, certains pleuraient, d'autres urinaient dans leur pantalon, des gardes les traînaient...

Impossible de changer de poste?
Au bout d'un certain temps, j'ai dit à mon supérieur que je voulais retourner dans la police, mais il a refusé car j'avais vu trop de choses. J'y suis resté cinq ans, jusqu'en 1998. J'ai assisté à de nombreuses scènes de torture, dans la section des hommes et celle de femmes. Un appareil électrique sur les parties génitales, enfoncé dans le sexe, les décharges, les cris...

Avaient-ils un avocat?
Non! On leur lisait l'acte d'accusation, la sentence de mort, puis ils avaient 15 minutes pour téléphoner à leurs proches ou faire leurs adieux au parloir. C'est moi qui les escortais. C'est court, 15 minutes. C'était insoutenable.

Les exécutions avaient lieu dans la cour?
Non, toutes les mises à mort se font à Xi Shan, qui veut dire la «Montagne de l'Ouest», où nous les conduisions dans des bus aux vitres teintées. Ils avaient les poignets liés aux chevilles, et une corde passée au cou suffisait, d'une traction, à les empêcher de crier. Ils étaient alignés à genoux et on leur tirait une balle dans le dos, en visant le coeur. Au besoin, ils étaient achevés de trois balles.

Il y a beaucoup d'exécutions?
Tout le temps. Seul, par groupe de trois ou de douze, d'après ce que j'ai vu personnellement. Je me souviens d'un garde qui, à chaque fois, regardait le soleil qui nous suivait, qui tapait fort sur Xi Shan, en disant: «C'est Dieu! Il est fâché à cause de ce que nous faisons.»

Quand avaient lieu les prélèvements d'organes?
Certains recevaient une balle non mortelle, puis n'étaient pas achevés sur place mais ramenés à la prison, où l'opération avait lieu et où on les laissait mourir. J'ai remarqué aussi qu'un peu avant l'exécution on faisait une prise de sang pour analyses à ceux qui avaient été choisis.

Pourquoi avoir attendu neuf ans pour fuir et témoigner?
J'ai démissionné en 1998 et vécu de commerce. Mon entourage ne comprenait pas que je quitte la police, qui est un bon job en Chine. Je ne parlais pas, car le Parti communiste chinois est partout. Fin 2006, un jour où j'avais un peu trop bu de vodka, j'ai rectifié en public les propos d'un médecin sur le prix d'un rein, environ 300 000 yuans (47 00 fr.), bref, j'ai trop parlé. Peu après, un ami de la police m'a dit que j'étais fini, qu'il me fallait quitter le pays tout de suite.

Vous avez de la famille?
Ma femme était enceinte, je suis allé la voir à 1800 km de là, à Hutan où elle vit. J'ai assisté à la naissance de ma fille, les ai embrassées et je me suis enfui début janvier 2007. Je ne les ai jamais revues et ne les reverrai sans doute jamais.

Sont-elles en danger?
Bien sûr. Six mois après ma fuite, mon père est mort dans des circonstances peu claires. Je connais leurs méthodes, j'ai été dans la police durant dix ans... Quand je joins ma femme par téléphone, nous parlons peu. Je suis sûr qu'elle est sur écoute. Mais je ne lui dis pas que je transite de camp en camp, elle croit que je mène une vie normale.

Arrivez-vous encore à dormir?
Très mal. Nous sommes huit par chambre à Fontainemelon. En comparaison, Genève, c'est l'hôtel avec deux personnes et la TV (Centre de Frambois près de l'aéroport, ndlr). Mais je fais surtout des cauchemars, je vois la police chinoise m'arrêter. Ma vie est finie. Parfois, j'ai envie de mourir. J'y pense.

Propos recueillis par Yvan Radja dans le Matin

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Un témoin précieux, selon Amnesty International

Après l'échec du renvoi à Rome de Nijiati Abudureyimu, «une nouvelle demande de réadmission va être faite à l'Italie», selon Michael Glauser, de l'Office fédéral des migrations (ODM). Si l'Italie ne devait pas répondre, une procédure d'asile pourrait être activée en Suisse. Une procédure qui ne serait pas exceptionnelle pour un Chinois ou un Ouïgour, contrairement à ce qu'a déclaré le conseiller d'Etat neuchâtelois Frédéric Hainard, affirme Le Temps dans son édition de samedi: «Selon les chiffres de l'ODM, 995 Chinois sont en processus d'asile en Suisse, et 713 d'entre eux ont obtenu une admission provisoire.»

Porte-parole d'Amnesty International pour la Suisse, Manon Schick craint que «si l'ODM le renvoie en Chine, il soit emprisonné, ou pire encore, car le sujet est tabou. On estime à 90% les organes utilisés pour des transplantations en Chine qui sont prélevés sur des prisonniers exécutés. Les preuves sont rares, et cet ex-policier est un témoin précieux.»

S'il désire témoigner devant l'ONU à Genève, Nijiati Abudureyimu devra suivre une procédure précise, explique Xabier Celaya, de la Commission des droits de l'homme: «En général il faut qu'il y ait plainte déposée contre un Etat par une victime. Ensuite, il faut être appuyé par un pays ou par une ONG.»

Etudes cliniques de Roche en Chine
Cette problématique touche la Suisse car «Roche et Novartis testent en Chine des médicaments antirejet sans garantie que l'organe provient bien d'un donneur consentant», explique Manon Schick.

Contacté par nos soins, Roche affirme que «les deux études cliniques menées en Chine pour le médicament CellCept respectent les mêmes standards scientifiques, médicaux et éthiques que dans les autres pays, selon la porte-parole Claudia Schmitt. De plus, ce sont les cliniques qui sont responsables de l'obtention des organes. Roche n'est pas autorisé, en Chine ni dans aucun autre pays, à connaître l'identité des donneurs.» Novartis, pour sa part, «soutient des actions comme le Programme chinois de coopération pour le don et la transplantation d'organes (CODTCP), déclare la porte-parole Isabel Guerra. Ce programme favorise l'alignement de la Chine sur les standards internationaux en termes de législation et d'obtention d'organes.»