vendredi 31 juillet 2009

1ER AOÛT: PAS BESOIN DE PASSEPORT POUR SE SENTIR SUISSE

RACHAD ARMANIOS

Suisse«Je ne suis pas du genre à mettre un drapeau suisse à ma fenêtre pour le 1er Août. Ni un drapeau de l'Espagne le jour de sa fête nationale.» Pas «nationaliste» pour un sou, dit-elle, Suzy Castro est à 56 ans en paix totale avec son identité mixte. Née d'une famille modeste dans un village de Léon, quelque part sur le chemin de Compostelle, elle dit y avoir gardé ses racines. Elle l'a quitté à 18 ans. Mais après trente-huit années à Genève, elle peut l'affirmer: «Le 1er Août est aussi ma fête, cela m'appartient.» Elle sait vaguement que ce jour consacre un pacte conclu entre trois cantons primitifs, mais la Suisse mythologique l'intéresse peu: «Derrière la carte postale montrant Heidi, le Jet d'eau et l'Horloge fleurie, il y a la souffrance au travail, les inégalités de richesse, le rejet des sans-papiers, mais aussi la démocratie et le pouvoir de faire changer les choses.»
Suzy Castro, représentante du personnel au conseil d'administration des Hôpitaux universitaires de Genève, s'est frottée dès son arrivée en Suisse à sa réalité laborieuse. Suivant son frère sur le chemin de la migration, elle a été engagée comme aide-soignante dans une maison de retraite.


La démocratie

Quittant l'Espagne de Franco, elle a rapidement compris que le voyage n'était pas un aller-retour. «Chez moi, j'étais déjà un peu politisée. Je participais à des réunions des Jeunesses ouvrières chrétiennes, l'un des rares espaces d'expression. En Suisse, j'ai connu mes premiers pas en démocratie, c'était magnifique.»
Elle se souvient de l'apprentissage de la langue, évoque les réunions dans des cercles espagnols qui l'ont beaucoup aidée à s'adapter. Loin de l'enfermer dans une communauté, cette proximité avec des compatriotes, puis avec des migrants venant du monde entier, lui a permis de s'ouvrir à la société suisse, raconte-t-elle.
Mais la clé de son intégration réussie, poursuit-elle, a été son engagement professionnel et syndical, puis dans des causes politiques comme le soutien aux sans-papiers ou le droit de vote pour les étrangers.
«Les communes font peu pour aider les nouveaux venus à s'intégrer. Pour beaucoup de femmes, la socialisation s'est faite à travers les enfants. Mais je n'en ai pas eu et ne me suis pas mariée.» A Genève, elle a décroché l'équivalent d'un bac puis a suivi une formation comme psychomotricienne.
Loin de ses parents, elle a remplacé sa famille par un large cercle d'amis et de connaissances de toutes nationalités. Dont, bien sûr, des Espagnols. Mais les adresses du carnet qu'elle conserve depuis ses 18 ans sont pour la plupart biffées. «Beaucoup sont rentrés chez eux. Pour moi, c'est une déchirure.»


Souffrances

Elle peut être réciproque: «Ceux qui ont une première fois tout quitté laissent derrière eux des amis, des enfants et des petits-enfants en rentrant au pays. J'ai des connaissances qui regrettent la Suisse. Ils disent qu'elle est mieux organisée. Qu'ils y étaient mieux.» Mais ce n'est pas forcément vrai: Suzy Castro évoque alors les souffrances de compatriotes parfois aigris ou déprimés pour souligner combien la migration peut être dure à vivre. «En Suisse, des étrangers se sont usés au travail pour de petits salaires, dans le bâtiment ou la restauration. Avec l'âge, certains y ont laissé leur santé ou ont été victimes des restructurations dans les entreprises. La retraite venue, ou avant, leurs maigres perspectives économiques les ont poussés à rentrer.»
Cette non-reconnaissance du travail effectué – que Suzy Castro analyse comme une forme d'ingratitude de la part de la Suisse – fait des dégâts: «L'estime de soi en prend un coup. C'est comme si on vous essore.» Mais les choses sont plus complexes, nuance-t-elle. «Chacun, selon ses capacités et son vécu, est ou non capable de digérer les traumatismes, comme un séjour illégal ou le rejet. Surtout, il faut le dire, les migrants sont en général reconnaissants d'avoir pu faire leur vie en Suisse en y trouvant un travail mieux rémunéré que chez eux.»
Le problème, souligne Suzy Castro, c'est que la Suisse, globalement, peine à reconnaître la relation «donnant-donnant»: «Beaucoup de Suisses disent qu'il y a trop d'étrangers. Pourtant, ce sont eux qui construisent les maisons des Suisses, gardent leurs enfants, soignent leurs aînés, nettoient leurs bureaux.» Alors quand les anciens migrants rejettent les nouveaux, Suzy Castro sort de ses gonds: «Que des étrangers rejettent des étrangers me laisse sans voix.» Mais n'est-ce pas un signe de leur intégration?
En Espagne, où elle rentre régulièrement, le sentiment xénophobe est très présent depuis que ce pays s'est transformé en pays d'immigration. «Quand le sujet venait sur la table, ma mère rappelait toujours que ses enfants avaient été accueillis en Suisse.»
Elle est décédée il y a cinq ans: «C'est quand on n'a plus ses parents que les racines se plantent vraiment, confie Suzy Castro. C'est comme si mon coeur était dédoublé, comme s'il battait ici et là-bas.»