Tolossa Chengere (27 ans) est sans doute l’Ethiopien qui connaît le mieux les villes suisses. De Martigny à Bulle, de Genève à Bâle, chaque hiver, depuis qu’il a débarqué dans notre pays en 2002, il en arpente les rues, à la force du mollet, au gré des courses qui y sont organisées.
Image © Yvain Genevay Tolossa Chengere n’a pas le droit de travailler. Les courses restent son seul revenu
Le week-end dernier, il a remporté, pour la quatrième fois, la Corrida d’Octodure à Martigny. Son programme, jusqu’à Noël, sera le même que d’habitude: après la Corrida de Bulle hier (3e), l’Escalade à Genève, puis Bâle et la Course de Noël à Sion.
Comme à Martigny, il les a déjà toutes gagnées: quatre fois celle de Sion, deux fois l’Escalade, deux fois aussi Morat-Fribourg, autre course mythique.
«Depuis des années, Tolossa est le meilleur coureur de demi-fond en Suisse», sourit, à côté de lui, Jean-François Pahud (71 ans), qui lui sert à la fois de manager, de conseiller et de coach, un homme bien connu des sportifs suisses pour avoir été entraîneur national en athlétisme et directeur du Musée olympique pendant vingt ans. «J’essaie d’aider Tolossa de mon mieux et j’ai du plaisir», raconte cet éternel passionné.
Quelles courses Tolossa Chengere préfère-t-il? L’homme arbore un sourire tout en douceur, dans un français encore hésitant. «L’Escalade pour l’ambiance, et puis Morat-Fribourg pour le parcours. J’adore la montée de La Sonnaz et les organisateurs sont très gentils, mais c’est le cas partout.»
Pour lui, la course est une passion, mais surtout, comme requérant d’asile, sa seule manière de gagner de l’argent. «Courir est mon métier», glisse-t-il. Si à sa prime d’engagement s’ajoute une victoire, il peut engranger plus de 1000 francs par week-end. Mais l’hiver est la seule saison lucrative. L’été, faute de participer aux courses de montagne, il n’a quasi pas de revenu.
Rivalité houleuse
Dans toutes ces courses, les premières places sont trustées par les coureurs africains. A Martigny, le premier Suisse, le Genevois Alexandre Roch, a fini 14e.
Avec leurs managers, des Kenyans débarquent pour trois mois l’hiver et écument les courses. Une dizaine de requérants d’asile, Erythréens et Ethiopiens, dont Tolossa Chengere, se retrouvent aussi chaque week-end. Les primes s’arrachent de haute lutte.
Au sommet, et depuis des années, Tolossa Chengere se livre à un duel à couteaux tirés avec Simon Tesfaye, un Erythréen qui vit à Uster (ZU). Aux quarts de marathon de Lausanne, c’est Tesfaye qui l’a emporté d’un cheveu. A Martigny, Chengere a pris sa revanche au sprint, pour quelques dixièmes.
Les deux hommes, de pays toujours en conflit, ne s’apprécient guère. Il a parfois fallu l’intervention des organisateurs pour les séparer. «On ne parle pas le même dialecte, mais maintenant, entre nous, ça va mieux», sourit Tolossa Chengere.
Si ces courses restent des événements populaires, les organisateurs ont besoin de ces coureurs pour assurer le spectacle en élite.
«Lors de la Course de Noël, à Sion, il y a près de 10 000 spectateurs dans la vieille ville, ils veulent voir de la bagarre entre les meilleurs. Les Africains, à commencer par Chengere, sont toujours nos têtes d’affiche», relève Dominique Favre, le patron de la plus ancienne de ces courses en ville qui fêtera son 42e anniversaire cette année.
Centre de réfugiés
Quand on demande à Tolossa Chengere d’où lui vient la passion de la course à pied, il sourit, car il n’a pas vraiment eu le choix. En Ethiopie, il vient de la région d’Asri, berceau de tous les meilleurs coureurs à pied, les Gebreselassie, Bekele. «L’école se trouvait à 45 minutes, chaque jour, j’y allais et j’en revenais en courant. Il n’y a jamais eu de bus chez nous. En famille, on vivait dans la brousse, le reste du temps je gardais les vaches.» Tolossa a-t-il des frères et des sœurs? Eclat de rire. «Oui, beaucoup, beaucoup, je préfère ne pas vous dire combien.»
Engagé par un club d’Addis-Abeba, il débarque en Suisse en 2002, à 19 ans, pour participer à des courses. Depuis, il n’est jamais rentré. Les deux premières années, cantonné dans des centres de réfugiés, n’ont pas été faciles pour lui. «On vivait parfois à huit par chambre.»
A quel titre Chengere est-il demandeur d’asile? C’est Jean-François Pahud qui préfère répondre: «Tolossa n’aime pas trop en parler. En fait, dans son pays, il appartient à une minorité menacée.»
A Lausanne, Jean-François Pahud, qui a aussi été professeur au collège de Béthusy, s’est déjà occupé d’une autre réfugiée éthiopienne devenue célèbre, Maryam Jamal. En 2007, sous les couleurs du Bahreïn, l’athlète avait décroché le titre de championne du monde du 1500 m à Osaka. «J’étais plutôt fier ce jour-là», raconte Pahud.
Pour Chengere, il fait le même travail, lui préparant notamment tous ses programmes d’entraînement. Dans l’ombre, et avec l’appui de Jacky Delapierre, le patron d’Athletissima, il entreprend aussi, depuis des années, toutes les démarches possibles et imaginables pour tenter de régulariser le statut de son protégé.
«C’est très compliqué, on vous renvoie toujours d’un bureau à l’autre, les dossiers à établir sont très touffus. En 2007, juste après sa victoire à l’Escalade, Tolossa avait reçu sa lettre de renvoi. Ça a été la panique un moment. Aujourd’hui, grâce à son permis F, la menace est écartée, mais Tolossa n’a toujours pas le droit de sortir du pays. La Suisse, pour lui, est peut-être une prison dorée, mais une prison quand même.»
Sans nouvelles des siens
Jean-François Pahud reste pourtant optimiste. «Maintenant, j’ai bon espoir qu’il obtienne prochainement un permis B. Cela lui permettrait d’aller courir à l’étranger et de beaucoup mieux gagner sa vie. Un temps d’une heure sur un demi-marathon, qui est tout à fait dans ses cordes, lui ouvrirait les portes des plus grandes courses internationales.»
Tolossa Chengere, en attendant, ne se plaint pas. Il vit aujourd’hui dans un petit appartement à Epalinges (VD), le lieu idéal pour lui. Le métro tout près lui permet de rejoindre rapidement le bord du lac et il est à deux pas du Chalet-à-Gobet, les deux endroits où il s’entraîne quotidiennement.
«Mes voisins sont très sympas, je ne m’embête pas, je me fais à manger, je fais ma lessive, je vais parfois en ville pour voir des amis éthiopiens.»
Récemment, pour la première fois depuis 2002, il a été autorisé à sortir de Suisse pour rendre visite à un frère gravement malade au Canada. Et le reste de sa famille? A-t-il des nouvelles? «Très peu. J’écris parfois à ma mère, car ils n’ont pas le téléphone.»
Et Tolossa de conclure: «Au moins une fois, je voudrais pouvoir retourner dans mon pays.»