Le malaise de la classe politique autour de l'extrême droite permet à ce courant de développer ses idées et de les diffuser. L'opposition devra être solide pour pouvoir les contrer, explique Vincent Cespedes, philosophe.
Parmi l'offre des excitations comblant le manque à vivre, celle de l'extrême droite peut paraître alléchante : le national-racisme. Frissons garantis. Il suffit d'avoir le bon prénom et la bonne couleur de peau pour prendre part à ce sport d'équipe addictif, entre le défoulement adolescent et la chasse aux faibles, avec pour seuls adversaires ceux qui les protègent (les "bien-pensants"), et pour seule règle du jeu la jouissance de haïr en commun. On entend souvent dire que l'extrême droite "revient".
Une extrême droite transfigurée
Mais l'extrême droite ne revient pas : elle est revenue - transfigurée - il y a vingt ans déjà, en Russie, en Europe de l'Est et dans les vieilles démocraties occidentales. Tout le monde, d'ailleurs, l'a vu revenir. Mais personne n'a su quoi faire à part protester, quoi dire à part avertir. Elle a progressivement contaminé les discours, les esprits, les débats et les politiques. Elle a frappé avec une rhétorique et une brutalité de plus en plus clinquantes.
Marine et Jean-Marie Le Pen lors du congrès du FN le 16 janvier 2011 à Tours - Crédit : ALAIN JOCARD
Elle a joui de mépriser jusqu'à avilir, de détruire jusqu'à tuer, et le drame d'Oslo fait figure en cela de sinistre apothéose. La gauche européenne est tombée d'avoir baissé d'un cran sa radicalité face à ce péril, quand il lui fallait redoubler d'ardeur pour réaffirmer son humanisme et désamorcer activement la montée des haines.
Elle fut logiquement évincée des rêves de changement; un tapis rouge, tant ultralibéral que médiatique, fut alors déroulé pour la boue brune. Et ils seront légion, les trublions français qui surferont dessus, d'un Nicolas Sarkozy, protégeant ministériellement l' "Identité nationale" de "l'Immigration", à un Alain Finkielkraut, doctrinaire de la menace multiculturelle et contempteur du "métissage".
Confusions savamment distillées, sur un ton professoral, entre "immigration" et "invasion", "idéologie" et "identité", "islam" et "arabes" - ou comment aggraver l'obscurantisme au nom de la philosophie des Lumières. Les attentats d'Oslo devraient être pour nous une piqûre de rappel. Le mal est toujours vivace, encore plus dangereux car banalisé, de l'Italie (Ligue du Nord) à la Hongrie (Parti de la Justice et de la Vie Hongroise). La folie des frontières ne connaît pas de frontières : elle traverse l'Europe de part en part, comme elle traverse les corps pour en faire rejaillir les funestes fantômes de la "Race" et de l'"Identité".
Pour comprendre le national-racisme, il faut retenir certaines leçons de Wilhelm Reich sur ce qu'il appelle la "peste émotionnelle". Elle se propage chez des individus "désespérément frustré[s]", "qui n’[ont] jamais songé à [leur] responsabilité sociale" et qui succombent "à l’érotisme tapageur du fascisme" : "Le pestiféré , écrit le philosophe, s’insurge contre le genre de vie des autres, même s’ils ne gênent en rien ses propres habitudes car il considère leur existence comme une provocation". Et les fascistes ne jouissent qu'en s’identifiant à l’autorité, "les yeux constamment tournés vers le haut".
La recherche d'un leader
Or, aujourd'hui, le national-racisme européen se cherche des leaders charismatiques capables d'incarner l'autorité. Tâche difficile, car le relativisme horizontal des rapports sur la Toile en empêche précisément l'émergence. Et c'est cette incapacité à se trouver un Chef qui le distingue (provisoirement ?) du fascisme classique, avec sa militarisation de la politique et ses violences "préventives". Un marché aux leaders est donc ouvert : le national-racisme est "à la recherche de sa Nouvelle Star". Conscients de l'enjeu, tout ce que l'Europe compte de paranoïaques de l'Autre et de Zorros de la "race blanche" se précipitent dans le casting.
La pépinière nationale-raciste délivre une drogue dure. Elle réduit le monde à des dimensions plus faciles à gérer ; elle réduit la pensée à du "Nous contre Eux" binaire. En France, la droite sarkozyste s'est grossièrement abîmée dans ce trafic. La gauche de 2012 devra être visionnaire, enthousiasmante et inspirée pour promettre une solidarité plus intense que la haine, et convaincre les junkies du national-racisme d'accepter leur cure de désintoxication.
Vincent Cespedes, philosophe et écrivain, dans le Nouvel Observateur