La première chose qui impressionne le voyageur découvrant les cités de l’Islam, que ce soit Le Caire, Sana’a, Damas, Isfahan ou Istanbul, est la belle prière qui, cinq fois par jour, se fraie un chemin dans le tohu-bohu urbain, scandant le temps laïc de la cité. Ces appels se répondent, s’entrelacent d’un minaret à l’autre. Peu à peu exercée, l’oreille saisit la qualité de certaines voix, la perfection du rythme de la psalmodie, la subtilité des tons atonaux. Ainsi apparaît le sacré dans la cité musulmane.
Bien qu’issu du désert, par le mysticisme du Prophète Mahomet qui y reçut la Révélation, l’Islam est une société urbaine et marchande. Son expansion provoqua un renouveau urbain, par la fondation de centaines de villes, de transformations de villes conquises en fonction de cette foi nouvelle et des obligations sociales qu’elle implique.
Le philosophe persan Avicenne (Ibn Sina 980-1037) dit dans sa définition de l’état que la ville musulmane est programmée pour être la synthèse des «deux colonnes de l’Etat: La vie familiale (le privé, l’individuel) et l’ensemble des choses que les hommes ont en commun (la vie publique)». En d’autres mots, il y a introversion de la vie familiale par rapport à la participation à la vie religieuse et économique, une ambivalence privé public exacerbée.
Dans la mémoire, parmi toutes ces villes aimées trois se détachent: Damas, Isfahan, Istanbul. Dans leurs formes, aujourd’hui encore, se lit l’interprétation humaine du Message prophétique.
DAMAS: de la «Polis» à la Médina
Prise en 635 par les Arabes, Damas est une ville au passé antique et hellénistique dont les vestiges abondent.
Elle avait un plan rectangulaire ceint d’une muraille, un tissu urbain réticulé au plan hippodamien, avec une avenue à colonnades à vocation commerciale la traversant d’est en ouest. Au nord, le temple et son téménos, transformé en église à l’époque byzantine, et à l’est l’agora.
Sous les Omeyyades (650-750) qui en firent leur capitale, l’enceinte et l’emplacement du sanctuaire subsiste. En revanche l’agora (l’espace politique) disparaît.
A l’emplacement du temple et de l’église, est bâtie, dès 706, la superbe mosquée des Omeyyades, en utilisant pour partie les éléments architectoniques de ceux-ci: colonnes et arcs, portiques et tours, portes. En outre, l’orientation vers La Mecque (qui est l’orientation rituelle de toutes les mosquées) coïncide avec la face sud du temple. La mosquée est tout à la fois lieu de culte, de rassemblement politique, d’entreposage du trésor public, et symboliquement par le dessin de la façade sur cour de Maison du Dirigeant (en imitant un palais byzantin). Ces dispositifs s’inspirent la maison-mosquée du Prophète Mahomet à Médine, qui devient le prototype des mosquées arabes à salle hypostyle. La décoration mosaïque de la façade et des portiques de la cour représente un jardin, image du paradis pour les musulmans, dans lequel se trouvent des images de toutes les villes de l’empire Omeyyade.(l’interdiction de l’image ne sera que tardivement et ponctuellement respectée).
Dans la zone marchande, l’avenue triomphale disparaît au profit du parcours commercial. Les boutiques remplissent et débordent la colonnade, se fixent sur la chaussée. La force des intérêts privés l’emportent sur l’espace public et l’ordonnance antique.
Afin d’accroître la distance entre la sphère privée et l’espace public, de favoriser l’intimité familiale, le tissu réticulé se transforme en ruelles et impasses, les maisons débordent (mais sans préjudice pour le voisinage) sur les rues sous forme d’excroissance, de porte-à-faux, de moucharabiehs, traversant parfois celles-ci. Autant de seuils rendant difficile le passage de l’étranger, seul le citadin et l’habitant se repérant dans ce dédale.
ISFAHAN: un urbanisme paradisiaque
Isfahan (la moitié du monde comme l’appelle les persans) fut capitale des Safévides (1501-1726) d’Iran, à partir du règne de Shah Abbas 1er (1587-1629). Les Iraniens ont adhérés au chiisme duodécimain depuis le VIIe siècle (par rapport au sunnisme pratiqué par 90% des musulmans), mais c’est à cette époque qu’il devient religion d’état. Pour bien montrer l’importance de son règne, qui est aussi l’âge d’or des Safévides, Shah Abbas va faire de la vieille cité Seldjoukide, la plus belle ville de Perse, voire du monde musulman. La cité sera remodelée et agrandie au sud-ouest tout en tenant compte des réalisations antérieures importantes, comme la grande mosquée du vendredi, le bazar couvert, la place d’armes et de caravanes à l’extérieur des murs. C’est autour de celle-ci (nommée le Meidan i-Shah et qui est l’une des plus grandes places du monde) que se greffent les réalisations de son règne et la nouvelle cité résidentielle et administrative.
Par opposition au tissu urbain dense et contigu du vieil Isfahan, aux toitures plates des maisons à cour d’où émergent coupoles turquoise et minarets des édifices religieux, Shah Abbas conçoit une cité-jardin au système réticulé et ordonné, parsemée de bassins et canaux, de pavillons noyés dans la verdure où résident ministres, courtisans, fonctionnaires et ambassadeurs,
quadrillée d’immenses avenues, dont la principale appelée Tchar Bagh (les quatre jardins), conduit à la rivière Zayandeh et au-delà à la résidence royale.
Shah Abbas veut faire d’Isfahan une réplique terrestre du paradis telles que le décrivent le Coran et les textes des théologiens et mystiques chiites, y associant nécessités sociopolitiques et utopies religieuses. Aux jardins frais et périssables des résidences, répond la cour à quatre iwans des mosquées, au décor floral, minéral, fait de milliers de carreaux de céramiques vernissées, se reflétant dans le miroir du bassin central. Les lieux de cultes, orientés vers La Mecque, au sud ouest, tranchent sur l’organisation de la trame urbaine.
La mosquée royale au sud du Meidan, dédiée aux douze imams est un jardin paradisiaque pétrifié et intemporel où les dômes outrepassés émeraude représentent l’Arbre de Vie et les iwans à stalactites les grottes d’où naissent les quatre fleuves (exprimé par le bassin central) irrigant le paradis: une oasis de quiétude et d’équilibre, isolé des tracas et des bruits de la vie urbaine.
ISTANBUL: un urbanisme de pôles et de silhouettes
Pour façonner leurs capitales, Bursa, Edirne et Istanbul (dès 1453), les Ottomans (1300-1924) vont pratiquer un urbanisme de polarité. Il se met en place un dispositif appelé kulliyé, en des lieux urbains remarquables. Son origine est dans le mot arabe «kül» signifiant la totalité, le tout. Mot approprié car la kulliyé est un noyau institutionnel qui rassemble autour d’un édifice religieux tous les espaces collectifs de la cité ottomane, hormis le pôle commercial du bazar. On y trouve les activités et usages suivants: mosquée, école primaire et école religieuse (medersa), hôpital et dispensaire, hospice, restaurant et soupe populaire, fontaine et bains (hammam), parfois un petit caravansérail et un marché. Le statut juridique qui a présidé à ces réalisations est également d’origine arabe: l’islam prônant la charité et l’aumône, il va se créer des fondations pieuses où sont investies des fortunes en bâtiments, mais aussi pour leur fonctionnement et leur entretien. Legs parfois pluri centenaire et qui alimentent encore certaines kulliyé. Les kulliyé sont à l’origine le fait des sultans, puis des membres de sa famille et de sa cour, des vizirs et des pachas qui y investissent leurs fortunes. C’est tant pour les sultans que ses familiers l’occasion de faire étalage de leur puissance, de leur richesse et de leur piété. Les kulliyé sont également des noyaux économiques: le travail fourni par un ouvrier et un artisan était partiellement rémunéré par des services notamment en fournissant des repas, l’éducation des enfants, les soins, etc. Cela entraînait une forme de clientélisme vis-à-vis du donateur et de sa famille, une cohésion sociale. Rappelons enfin que la mosquée est l’espace communautaire par excellence des musulmans, remplaçant l’agora et la place publique, comme on l’a vu à Damas par exemple. Dans la cité ottomane, kulliyé et mosquées sont les seuls éléments construits en pierre. L’habitat est en bois et en torchis, les maisons basses, les rues non pavées.
A Bursa et Edirne, les kulliyé s’implantent sur les crêtes et au sommet des collines. Elles sont un repère urbain tranchant par ces volumes, ses coupoles, sa construction en pierre, sur le tissu urbain horizontal, à un ou deux étages. Les premières kulliyé s’organisent librement autour de la mosquée-medersa impériale, les activités s’implantent selon la topographie, s’adaptent au tissu urbain préexistant.
Mais c’est à Constantinople rebaptisée Istanbul que vont se mettre en place les grandes réalisations ottomanes, modifiant radicalement l’urbanisme de l’ancienne capitale byzantine. Géographiquement le site est exceptionnel et unique: un promontoire de sept collines dominant la mer de Marmara au sud, le Bosphore à l’est, isthme reliant la mer Noire à la Méditerranée, et protégé au nord par un golfe, la Corne d’Or.
Pour les Ottomans peu importent les tracés viaires. Selon leur conception, issue de l’islam, seul compte Allah et ses mosquées où l’on peut Le prier. Ainsi disparaissent les voies triomphales et les forums, au profit des grandes mosquées et des kulliyé qui sont l’espace majeur de la nouvelle capitale. A l’urbanisme de tracés byzantin se substitue un urbanisme de polarité prenant en compte la morphologie naturelle de la ville. Conception qui enchantera Le Corbusier en 1911 lors de son voyage d’Orient: «Les murs de Byzance, la mosquée du Sultan Ahmet, Sainte Sophie, le Grand Sérail, voilà messieurs les bâtisseurs de villes, ce que vous pouvez mettre dans vos cartables: des silhouettes».
A Istanbul désormais, la mosquée dicte l’orientation et l’organisation de la kulliyé. La composition spatiale s’organise autour de l’axe cour-mosquée-cimetière, le tout orienté vers La Mecque. La symétrie, comme l’orthogonalité, est recherchée.
Le tissu urbain, en bois et avec de petits jardins, n’interfère plus dans la composition.
Pour les ensembles impériaux, comme la Fathiyé et la Soleymaniyé, le couple mosquée à cour et cimetière adjacent est entouré d’un jardin, faisant seuil entre les bâtiments de la kulliyé d’une part, et celle-ci faisant transition avec l’environnement urbain d’autre part. Ces règles simples permettent toutes les variantes, comme toutes les tailles de kulliyé, selon le programme et la fortune du donateur.
La silhouette actuelle d’Istanbul fut en grand partie réalisée sous le règne de Soliman le Magnifique (1494-1566), par l’architecte ministre de la construction Mimar Sinan (1489-1588) et ses équipes d’architectes, d’ingénieurs et d’entrepreneurs. Les mosquées à coupole, taillées comme des pierres précieuses, lumineuses, dominent la Ville des villes, dialoguent avec la sublime église Sainte Sophie (bâtie de 532 à 537), modèle et inspiratrice de l’architecture ottomane. Ici le dialogue interreligieux passe aussi par l’architecture!
Aujourd’hui, la plupart de ces ensembles fonctionnent encore. Pour notre plus grand bonheur, il est ainsi possible de prendre un repas dans un imaret (ancienne soupe populaire), de faire des achats dans un bazar, de voir des enfants étudier le Coran dans une medersa, d’aller au hammam, de faire un don dans une fondation caritative, toutes constructions réalisées par le génial Sinan il y a plus de quatre cents ans!
Ces exemples illustrent la diversité et la cohérence urbaines que peut engendrer un message religieux et social, au fil des temps et des régions sujettes à une foi commue. Mais ces villes sont fragiles, et les mutations qu’elles subissent depuis la seconde moitié du vingtième siècle risquent de les altérer définitivement. Héritières d’une tradition plus d’une fois millénaire, leur développement actuel répond hélas aux modèles occidentaux d’urbanisme, entropiques et communs.
Texte et croquis: © Bernard Gachet, architecte dipl. EPF-L, chargé de cours ENAC