La plupart des 200 000 "nationaux de pays tiers" arrivés de Libye ont pu être rapatriés, sauf un grand nombre de Subsahariens, qui vivotent dans un camp de réfugiés installé non loin de la frontière tunisienne.
Jeudi 28 juillet, camp de Choucha, dans le désert tunisien, à 7 km de Ras Jedir, le poste-frontière avec la Libye. « Bienvenue à Choucha ! » nous lance, ironique, Ali M., un réfugié somalien. L’exode, il connaît. Il y a seize ans, fuyant la misère, il quittait son pays et traversait le Soudan pour s’installer comme forgeron en Libye. Cette fois, avec son épouse et cinq de ses six enfants, il a fui les combats entre les brigades de Kaddafi et les forces rebelles soutenues par l’Otan.
Au 26 juillet, la plupart des 200 000 « nationaux de pays tiers » (NPT) ayant trouvé refuge en Tunisie avaient pu regagner leurs pays, certains avec l’aide de leurs propres gouvernements, d’autres avec celle de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Mais 4 500 d’entre eux, originaires de 35 pays, dont 25 d’Afrique subsaharienne – Somalie (1 004 personnes), Érythrée (711), Soudan et Soudan du Sud (645), Éthiopie (253), Côte d’Ivoire (33)… –, n’ont nulle part où aller et sont bloqués à Choucha. Il leur est difficile de rentrer dans leurs pays natals en raison de la pauvreté qui y sévit et/ou de l’insécurité qui y règne. Ils se trouvent donc dans une situation nécessitant une protection internationale.
« Je ne peux pas rentrer dans mon pays, la Côte d’Ivoire, et j’ai demandé le statut de réfugié, déclare Silué C., un jeune ouvrier qui résidait en Libye depuis 2008. Je veux vivre dans un pays libre, sinon je préfère retourner en Libye… » « Je ne veux pas retourner au Darfour, où je suis né, parce qu’il y a encore la guerre, explique Ahmed A. J’ai demandé le statut de réfugié, malgré les conditions de vie difficiles dans le camp. » « La vie n’est pas facile pour les jeunes en Érythrée, raconte Saber T., installé en Libye depuis 2003. C’est pourquoi j’ai demandé le statut de réfugié. » L’ambiance à Choucha est au désespoir, au point que certains « pensionnaires » confient, en privé, que s’ils n’obtiennent pas l’asile dans un pays développé, ils n’auront d’autre choix que de retourner en Libye et de tenter, à partir de là, de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée.
Tensions
En attendant, les journées sont longues et éprouvantes, ce qui suscite immanquablement des tensions. Fin mai, des échauffourées ont éclaté entre Somaliens et Érythréens, puis entre réfugiés et groupes de jeunes venus de Ben Guerdane. Bilan : six morts et l’incendie des deux tiers des tentes du camp. Aujourd’hui, Choucha a été restructuré selon les normes internationales par l’armée tunisienne avec le concours du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). « Nous faisons un réel travail humanitaire », déclare le colonel major Mohamed Soussi, chirurgien de guerre et chef de l’hôpital militaire tuniso-émirati installé près de la frontière (lire encadré). Les tentes ont été espacées pour éviter la promiscuité ; de larges « avenues » ont été ouvertes ; les réfugiés ont été regroupés par communautés avec à leur tête des « sages » ; des Érythréens et des Nigérians ont transformé deux tentes en églises. Les organisations humanitaires sont là, mais pas leurs représentants, « en dehors de ceux du HCR, de l’OIM et du PAM [Programme alimentaire mondial, NDLR], nous souffle à l’oreille un journaliste local. Si vous voulez les voir, il y en a 200 ou 300 dont la plupart font bronzette dans un palace thalasso de Zarzis, à 80 km plus au nord ».
Sous une tente, des cours d’anglais sont dispensés par une ONG danoise. Les points d’eau se sont multipliés. L’armée est stricte quant à l’hygiène, objet de séances d’initiation quotidiennes. Pour éviter les épidémies, elle brûle les vieilles couvertures et détruit les produits alimentaires dont la date limite de consommation est dépassée. Des Égyptiens, repartis depuis, ont même tiré un câble du réseau électrique pour pouvoir recharger leurs téléphones portables. Les femmes tentent de distraire les enfants, et des jeunes Tunisiens viennent de temps à autre faire de l’animation. Un cuisinier tunisien sert aux pensionnaires du couscous, le plat local, mais sans viande. Il a dû ajouter au menu du riz pour les Asiatiques. Les sorties en dehors du camp sont soumises à autorisation.
La durée de transit à Choucha n’aurait normalement pas dû dépasser dix jours. Le camp est placé sous la responsabilité du HCR, l’organe de l’ONU chargé d’enregistrer les demandeurs d’asile, de déterminer s’ils peuvent prétendre au statut de réfugié, de leur délivrer des papiers et de veiller au respect des normes minimales de protection internationale pour toutes les personnes relevant de sa compétence. Ali, comme beaucoup d’autres, a eu un entretien avec un représentant du HCR : « Il m’a averti que la réponse à ma demande d’asile risquait de prendre du temps, jusqu’à six mois. Alors je lui ai demandé où il logeait actuellement. Il m’a répondu qu’il était à Djerba. Je lui ai fait remarquer que lorsqu’on réside dans un palace, on peut bien sûr attendre tout ce temps. Je lui ai proposé de venir passer une seule journée sous la tente à Choucha avec ses enfants, juste pour voir… »
La seule solution pour ces 4 500 réfugiés est leur « réinstallation » dans des pays développés. C’est ce que préconise le HCR, qui a appelé ces derniers à accueillir les « passagers » de Choucha, avant même de procéder aux formalités d’obtention du droit d’asile, qui sont longues. À ce jour, les gouvernements sollicités n’envisagent de recevoir que 1 354 réfugiés. Si les États-Unis acceptent d’en abriter 776, les pays de l’Union européenne ne s’engagent à en prendre que 263 au total. La France, l’Italie et l’Allemagne font carrément la sourde oreille, malgré l’appel d’une délégation du Parlement européen qui a visité Choucha du 13 au 16 juillet. « L’Union européenne, déclare cette délégation conduite par le Maltais Simon Busuttil, doit contribuer davantage à la réinstallation des réfugiés en provenance de zones de conflit. Nous demandons instamment aux États membres d’adhérer au programme de réinstallation proposé, y compris au mécanisme d’urgence. »
Devoir de protection
« Le monde parle de droits de l’homme, de liberté et de dignité, mais apparemment cela ne vaut pas pour nous », déplore Ali, qui est à la tête de la communauté somalienne, la plus nombreuse du camp. Le scandale humanitaire se double en effet d’un scandale politique. Les gouvernements des pays de l’Otan justifient leur intervention militaire en Libye en invoquant la « responsabilité de protéger » les populations civiles libyennes. Mais ce principe vaut aussi pour les autres « victimes », les réfugiés africains piégés à Choucha, dont l’exode a été autant provoqué par l’Otan que par Kaddafi.
L’autre victime risque d’être la Tunisie, qui a ouvert sa frontière pour des raisons humanitaires et n’a refoulé aucun réfugié. Son armée, engagée par ailleurs dans d’autres missions, comme la protection des frontières et la gestion de l’après-révolution du 14 janvier, a canalisé les flots humains, édifié les camps de transit, dressé les tentes, fourni des services, notamment médicaux, et assuré la sécurité des « hôtes ». Mais les autorités tunisiennes estiment que Choucha n’est qu’un centre de transit et que la communauté internationale doit prendre sa part dans l’effort humanitaire. D’autant que la Tunisie accueille déjà plus de 72 000 réfugiés libyens.
Abdelaziz Barrouhi, envoyé spécial, pour Jeune Afrique