Reportage de Martine Clerc (texte) et Patrick Martin (photos), avec Fernand Melgar, un cinéaste qui se bat contre le renvoi d'un requérant. Un article de 24 Heures.
En tant que citoyen. En tant qu’ami. Parce qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Il est 3 h 40 du matin, et Fernand Melgar tente d’expliquer pourquoi il se retrouve au volant de sa voiture au milieu de la nuit, fonçant vers l’aéroport de Zurich, au secours de Fahad Khammas, requérant d’asile irakien et héros de son film, La forteresse. Celui-ci doit être expulsé vers la Suède avec le vol Swiss de 6 h 50. De la Suède, qui a également refusé sa demande d’asile, le jeune homme sera vraisemblablement renvoyé vers Bagdad.
Des expulsions par avion, la Confédération en effectue des milliers chaque année. L’an passé, un peu plus de 3500 personnes (en effraction à la loi sur l’asile ou celle sur les étrangers) ont été renvoyées chez elles, la plupart par vol de ligne, et un peu plus de 200 via des «vols spéciaux» dont ils sont les uniques passagers. Ces retours forcés se font généralement dans une extrême discrétion. Ce lundi 2 mars, grâce à la médiatisation du cinéaste Melgar et de ses «acteurs», 24 heures a pu assister heure par heure à la tentative d’expulsion de l’un de ces requérants malheureux. Et aux efforts de ses défenseurs pour empêcher son exécution.
«En danger de mort»
«S’il rentre à Bagdad, Fahad est un homme mort», dénonce Fernand Melgar. Considéré comme un traître pour avoir collaboré en tant qu’interprète pour les forces américaines, le jeune homme risque sa vie en cas de retour. Il avait fui son pays en été 2007, sous les menaces de milices islamistes. Depuis, d’un bout à l’autre de l’Europe, il rebondit contre les frontières en vertu de l’application de l’Accord de Dublin (lire ci-dessous et 24 heures du 11 février).
Il est 5 h 55. A l’aéroport de Zurich, avant même le lever du jour, Fernand Melgar et Elise Shubs, conseillère juridique du requérant, distribuent des messages de sensibilisation avec la photo de Fahad aux passagers pour le vol de Stockholm. Un porte-parole d’Amnesty International est là, en signe de soutien. Pressés, les voyageurs filent à l’embarquement, n’accordant qu’une oreille polie aux Lausannois. Fahad Khammas, transféré vendredi de Vallorbe à Zurich, sera-t-il à bord? Comment le savoir? Les défenseurs du requérant ont passé leur week-end à tenter de le localiser, «et lorsqu’on a su, grâce à une indiscrétion, qu’il était enfermé à Zurich, on a dû insister pour lui parler au téléphone, explique Elise Shubs. Ces lieux de détention sont des zones de non-droit.»
L’heure tourne. Les requêtes auprès du personnel de la compagnie Swiss ne donnent rien. Une chose est sûre, l’accompagnement de l’expulsé par les forces de l’ordre zurichoises se fait par des accès réservés. Suspicieux, deux policiers observent de loin l’aréopage d’activistes pacifistes. 6 h 50, c’est l’heure du vol et l’on ignore si Fahad est du voyage.
Il se débat dans l’avion
Déjà, les téléphones des deux défenseurs de l’Irakien crépitent. Amnesty International tente de rameuter ses militants en Suède. Puis, tout s’accélère. La conseillère de l’Irakien apprend par un contact informel que son client est sur sol helvétique, dans un bâtiment de l’aéroport, qu’elle pourra le rencontrer. Après 20 minutes d’entretien en présence d’un policier, elle raconte, affectée: «Les agents l’ont réveillé à 4 heures du matin et l’ont menotté. Dans le couloir le menant à l’avion, il a dit calmement aux policiers qu’il ne voulait pas prendre ce vol. Ces derniers l’ont alors porté dans l’avion. Là, il a commencé à crier et à se débattre, et le capitaine de l’avion a exigé qu’il descende de l’appareil.» Les policiers auraient essayé de lui fermer la bouche à l’aide d’un tissu, et Fahad Khammas aurait subi des pressions dans la région des reins. «Il a très mal au dos, il est pâle. Je lui ai dit de garder espoir, qu’on était là», poursuit sa mandataire.
Le duo est sonné. Il attend dans l’espoir de voir le jeune homme avant son transfert pour la prison de l’aéroport. A 10 h 43, contre toute attente, un ascenseur s'ouvre, éjectant Fahad Khammas, poings liés, et son gardien. Face à face avec Melgar, quelques mots d’encouragement en anglais, des larmes, et rapidement le jeune homme, hagard, est poussé dans une fourgonnette blindée, direction la prison de l’aéroport.
La police rejette les accusations de violence
Dans l’après-midi, la police cantonale zurichoise rejettera en bloc les accusations de violence contre le requérant. Denise Graf, coordinatrice réfugiés de la section suisse d’Amnesty International (AI), explique: «Nous demandons qu’une enquête soit faite pour déterminer si la police a agi de manière disproportionnée.» Amnesty demande aujourd’hui à la Confédération de réexaminer la demande d’asile de Fahad Khammas, et d’exiger des garanties de la Suède en cas de renvoi.
Alors que l’Irakien passe encore une nuit en prison, ses défenseurs ont déjà obtenu plus qu’un sursis: le Tribunal administratif fédéral a décidé, hier après midi, de mesures superprovisonnelles qui suspendent l’exécution du renvoi. Le temps d’examiner le recours reposant entre les mains des juges.
6 h 01, Zurich Airport Unique: Fernand Melgar sensibilisait hier matin les passagers en route pour la Suède au sort réservé au requérant.
6 h 42, bureau de la police de l’aéroport: à cette heure-ci, le cinéaste croit que plus rien ne peut empêcher le renvoi de son ami.
Centre de détention de l’aéroport de Zurich, 11 h 08: Fernand Melgar et la Lausannoise Elise Shubs, mandataire juridique de Khammas.
TENSION 10 h 43, contre toute attente, un ascenseur s'ouvre, éjectant Fahad Khammas, poings liés, et son gardien. Face à face avec Melgar, quelques mots d’encouragement, des larmes, et déjà l’Irakien est emmené par la police.