Reçus par des psychologues de Médecins sans frontières, les migrants dont la demande d’asile a été refusée tentent de surmonter des traumatismes ravivés par leur rejet.
Deux chaises qui se font face, un carnet de notes et un paquet de mouchoir pour éponger les larmes. Sékou, Guinéen de 35 ans, s’installe devant Nathalie Severy, psychologue clinicienne au centre d’écoute et de soin de Médecins sans frontières, à Paris.
Depuis 2007, la structure vient en aide aux personnes qui, après avoir fui des persécutions politiques ou une zone de conflit, ont sollicité la protection de la France. Elle accorde une attention particulière aux déboutés.
Arrivé en France en novembre 2009, Sékou a vu sa demande d’asile auprès de l’Ofpra rejetée, tout comme son recours devant la Cour nationale du droit d’asile. Son histoire n’a pas convaincu les autorités. Ses déclarations orales ont été jugées trop « évasives dans leur ensemble ». Une obligation de quitter le territoire français lui a été transmise voilà trois semaines. « Devant la commission, les personnes les plus traumatisées ne sont pas à même de convaincre. Dans le cas de Sékou, il est arrivé au centre avec d’importants troubles de la concentration et de la mémoire », explique Nathalie Severy.
Le corps, filtre unique des souffrances psychologiques
Pourtant, les faits sont là. Le 28 septembre 2009, Sékou participe à une manifestation publique organisée dans un stade de Conakry, pour contester la candidature du président Moussa Dadis Camara aux élections. Un rassemblement réprimé dans le sang par les forces de sécurité, comme l’atteste l’ONG Human Rights Watch, devant laquelle Sékou a témoigné après avoir réussi à s’échapper de l’enceinte sportive.
L’ancien commerçant, poursuivi jusqu’à son domicile, s’est par la suite résigné à l’exil. Mais depuis que les portes de la France se sont refermées devant lui, son état psychique s’est considérablement dégradé.
Désormais, il ne reste plus en place, comme pour s’extraire physiquement de ses pensées, faites de sang et de machettes. « Je marche, des heures durant, jusqu’à épuisement, sans jamais m’arrêter », raconte ce père de famille, qui a laissé sa femme et ses deux enfants au pays. Il ne supporte même pas de s’allonger quelques heures pour dormir la nuit. « Dès que je m’arrête, c’est insupportable, mes idées me reviennent, je sais ce qui m’attend si je dois revenir en Guinée », explique-t-il avant de fondre en larmes. Ce phénomène, le centre d’écoute le connaît bien.
Acculés, sans aucun espoir pour l’avenir, les déboutés du droit d’asile sont pris en étau et leur corps devient l’unique filtre de leurs souffrances psychologiques.
Cauchemars et pensées suicidaires
C’est au tour d’Helena, 38 ans, de s’installer dans la salle de consultation. Cette Ouzbèke d’origine russe, mère d’un garçon de 12 ans, ne cesse pas elle non plus de remuer, comme si l’agitation pouvait dissoudre ses angoisses. Son conjoint était un membre actif du mouvement Akromiya. Il recevait des opposants politiques à son domicile.
En 2005, la police tente de lui faire signer des dépositions incriminant plusieurs hommes d’affaires accusés d’appartenir à un groupe islamiste. Elle refuse de collaborer, les autorités la menacent de représailles. Après une fouille musclée de son appartement, elle finit par prendre la fuite pour la France en 2006. Jusqu’à l’an dernier, l’espoir d’obtenir l’asile la faisait tenir. Depuis qu’elle a été déboutée de sa demande, des symptômes physiques sont apparus. Douleurs articulaires, céphalées…
« La pensée ne peut plus prendre en charge l’angoisse, alors c’est le corps qui réagit », observe Nathalie Severy. La souffrance, maintenue hors du langage, s’exprime aussi par des cauchemars. « Je suis engagée sur un rond-point qui n’a pas de sortie, explique cette femme, régulièrement exposée à des pensées suicidaires. Ou alors je vois des têtes coupées dans des valises et alors je cherche un endroit où les cacher, mais je ne trouve pas. »
Des expulsés au ban de leur propre identité
La journée passe, le défilé se poursuit. À présent, c’est Kamaraj qui s’avance. Tamoul chrétien de 50 ans, marié à une Cinghalaise, suspecté de soutenir la lutte des indépendantistes, il a été emprisonné trois fois et torturé par les autorités de son pays. Sa demande de statut de réfugié en France a été rejetée en 2006, puis en 2008 après un recours. Depuis trois ans, il vit dans les rues de Paris.
Selon les psychologues, le verdict juridique n’entraîne pas seulement le risque de l’arrestation et de l’expulsion hors du territoire. Les déboutés, pour beaucoup, se vivent comme mis au ban de leur propre identité. « Depuis l’avis de la commission de l’Ofpra, je suis devenu fou, explique le sans-domicile-fixe, qui en vient parfois à se cogner la tête contre les murs pour ne plus penser. Le rejet, c’est très violent. Ce qui m’a poussé à partir, je l’ai subi pendant des années. Mais je n’ai eu que cinq minutes pour raconter mon histoire. C’est comme si on ne m’avait pas cru, comme si ce que j’avais vécu n’avait jamais existé. »
Cet ancien manager d’un commerce en « duty free » de l’aéroport de Katunayake ne dort plus que par tranches de cinq minutes. « À chaque fois, c’est comme si la foudre venait me réveiller, explique-t-il. Si je me lève, ça s’arrête. Sinon, c’est comme un disque dont on n’arrive pas à trouver la touche "stop". »
Nathalie Severy admet que le centre n’a pas beaucoup de marge de manœuvre pour traiter les souffrances de ces patients sans réelles perspectives d’avenir. « Il s’agit avant tout de faire en sorte que leurs symptômes soient le moins invalidants possible », souligne-t-elle. Et aussi, tâcher de les sortir de leur isolement et d’abaisser les barrières qui les coupent d’un monde extérieur perçu comme hostile.
Jean-Baptiste François dans la Croix