Le chantre de l’interdiction des minarets devait s’exprimer samedi dans le quartier bruxellois majoritairement musulman de Schaerbeek. Sa conférence, sous la pression des élus, a été déplacée dans un lieu moins sensible.
A l’ombre de la mairie néogothique de Schaerbeek, typique de cette fin du XIXe siècle qui fut l’âge d’or de la Belgique industrielle, Hamid tire le rideau de son salon de coiffure. Comme tous les jours, ses clients ont patienté devant les images de La Mecque retransmises en direct par une chaine saoudienne. Le ton est donné. Pour ce Marocain d’origine, naturalisé belge après avoir grandi à Bruxelles, la référence religieuse ne se discute pas. Schaerbeek est pour lui «un quartier musulman de Bruxelles», où les mosquées bien fournies en fidèles l’ont définitivement emporté sur les églises de plus en plus désertes. L’islam, ici, a porte ouverte et tête haute.
C’est cette réalité qu’Oskar Freysinger a failli bousculer. Jusqu’au milieu de cette semaine, le conseiller national valaisan de l’UDC devait s’exprimer samedi soir à Schaerbeek sur les «dangers de l’islam». Une salle avait été reservée pour l’orateur helvétique au Centre Diamant, situé dans une partie «belgo-belge» de la commune.
Las. Inquiète de voir le chantre de l’interdiction des minarets débarquer dans sa ville à l’invitation d’une association de promotion «de la culture chétienne occidentale», la bourgmestre (maire) libérale, Cécile Jodogne a pris les devants. Informé des risques, le loueur de salle a déclaré forfait. C’est finalement au pied de la Commission européenne, ce samedi matin, que l’élu UDC délivrera son message… dans un hôtel prisé des délégations en visite à Bruxelles.
Interdiction? Pas sur le papier. Mais dans les faits, cela revient au même. «La réalité que nous vivons ici est trop facile à caricaturer et à exploiter, concède la bourgmestre au Temps, soulagée. Je ne connais pas Oskar Freysinger, mais nous ne sommes pas ici en Suisse. Son discours anti-minarets pourrait allumer le feu.»
L’imposant bureau, avec ses vitraux aux fenêtres, la statue du roi Leopold II, qui colonisa le Congo, et celle d’une femme nue au milieu de la pièce, respire le Bruxelles européen et chrétien. Sauf que Schaerbeek, de l’autre côté des murs de briques, est un jeu de dominos communautaire.
Les Turcs y dominent «la petite Anatolie», à proximité de la basilique royale Sainte-Marie, toute en coupoles. Les Marocains sont chez eux près de la «cage aux ours», un square où s’entrecroisent les trams sur fond d’immeubles décatis. S’y ajoutent Bulgares, Roumains, Arméniens, Tchetchènes… «Notre victoire, c’est que ça n’explose pas, explique Tamimoun Essaidi, adjointe chargée de l’intégration. Cela grâce à notre travail avec toutes les communautés et toutes les religions.»
La réalité se lit dans les rues. Schaerbeek compte une dizaine de mosquées, dont une seule, la Mosquée Fatih de la Chaussée de Haecht, arbore un timide minaret peint en vert, pas plus haut que les autres façades. Un foulard sombre recouvre les cheveux d’une femme sur deux. Au grand marché de la rue Sainte-Marie, des fidèles quêtent pour la construction d’une mosquée aux Pays-Bas.
«Bien sûr que l’on se sent en minorité, lâche Suzanne, une retraitée bruxelloise, après avoir pris l’avis du jeune curé roumain qui célèbre ce soir-là la messe devant six paroissiens. A l’hôpital voisin, il n’y a même plus de porc dans les repas.» Bruxelles n’est pas pour rien, de l’avis général, une capitale dépassée par son immigration, empêtrée dans un «vivre ensemble» plus imposé que désiré.
«Il y a des vérités qu’il faut dire, reconnaît un libraire marocain, convaincu qu’Oskar Freysinger aurait pu s’exprimer dans le quartier. Y a-t-il trop d’immigrés? Oui. Cela pose-t-il des problèmes? Oui, y compris sur le plan religieux. Mais cette histoire de minarets est stupide. Parlons éducation, travail, droits et devoirs… La stigmatisation est un piège utilisé par les politiciens de tous les bords.»
Car Schaerbeek et ses 50% de musulmans sur environ 150 000 habitants n’est ni le paradis des «multi-culti» (les partisans du multiculturalisme), ni le ghetto islamisant dénoncé par Euboco, l’association qui a convié le député suisse. Lequel, interrogé par Le Temps, s’indigne de «l’atteinte à la liberté d’expression», et se défend de vouloir «agresser quiconque en mettant l’accent sur les aspects problématiques de l’islam».
Alors? «Il y a beaucoup de clientélisme dans tout ça, corrige un commerçant de la rue du Brabant, la grande artère turque, à proximité de laquelle les vitrines remplies de prostituées en bikini narguent les austères mères de familles voilées. Les mosquées sont pleines de mouchards liés aux flics. La majorité municipale joue des uns et des autres pour être réélue. On évite les gêneurs.»
«Bien sûr que nous ne sommes pas à l’abri d’une poussée islamiste se défend pour sa part la bourgmestre. Mais pour l’heure, notre digue tient.» A preuve: l’extrême droite a été laminée. Les mosquées ne sont pas cachées. Les églises ne sont pas graffitées. Imams et curés se parlent. La maison des femmes, ouverte récemment, résiste aux pressions. Les retraités «belgo-belges», certes isolés, ne sont pas abandonnés. Le lien social, dopé à coups de subventions et de compromis, n’est pas rompu. Les violences communautaires, survenues ailleurs à Bruxelles, ont d’ailleurs ignoré Schaerbeek. Sans effacer, toutefois, la peur du «chaudron».
Richard Werly dans le Temps