CHRISTOPHE GERMANN*
SUISSE - Le débat sur l'interdiction des minarets, focalisé sur les questions de droit aux «libertés identitaires», a fait peu de cas de la notion de diversité culturelle. A tort, selon le spécialiste Christophe Germann, car la «prévention des atrocités de masse commence par la culture».
Le résultat de la votation sur l'interdiction des minarets en Suisse a eu un grand mérite, celui de susciter un débat passionné, critique et contraignant à l'échelle planétaire sur le droit et la démocratie. Rares sont les médias dans le monde qui n'ont pas consacré de couverture visible à ce verdict populaire. L'attention est portée en premier lieu sur la liberté religieuse, la protection des minorités et la liberté d'expression. Au-delà du droit à ces «libertés identitaires» fortement thématisées, il est utile d'élargir et d'approfondir maintenant la discussion sur la diversité culturelle et sa négation la plus radicale, le génocide culturel. Cette approche originale du problème permettra d'aborder les relations tendues entre les droits de l'homme et les droits des groupes humains afin d'esquisser des solutions nouvelles. Plus précisément, il s'agit aujourd'hui de repenser le contrat social afin de valoriser la diversité humaine et neutraliser ainsi les incendiaires. La diversité culturelle n'a pas seulement une valeur esthétique, elle peut également contribuer à préserver la vie. Les techniques employées pour museler les expressions émanant de l'altérité religieuse ou culturelle varient entre destruction physique, interdiction et assimilation forcée. Cette dernière peut également aboutir à une forme de génocide. La Suisse a ratifié la Convention de l'ONU pour la prévention et la répression du crime du génocide plus d'un demi-siècle après son adoption en 1948. Et pour cause. A partir de 1926, la fondation Pro Juventute avec le soutien de la Confédération et en collaboration avec les cantons et les communes poursuit le programme «OEuvre pour les enfants de la grand-route»: Six cents enfants yéniches sont enlevés à leurs parents pour être placés dans des familles d'accueil, des homes et des orphelinats et des cliniques psychiatriques. Suite à des articles critiques du journaliste Hans Caprez en 1972, Pro Juventute finit par dissoudre l'«OEuvre» quelques années plus tard. Comme l'a relevé l'ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, par ce programme, des personnes appartenant à une minorité ont été mises sous tutelle et fortement discriminées dans le but de détruire leur mode de vie.1 Ces mesures ne visaient pas le bien-être de l'enfant, mais l'anéantissement des caractéristiques tsiganes, en premier lieu la vie nomade. Le transfert forcé d'enfants d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux à un autre groupe dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, ce groupe comme tel constitue un acte de génocide au sens de l'article II de la Convention sur le génocide. Comme ce traité n'était pas encore en vigueur pour la Suisse lorsque l'«OEuvre» a exercé ses activités, il n'y a eu aucune procédure pénale en la matière. Le parlement suisse a officiellement reconnu le génocide des Arméniens perpétré en 1915 par l'empire ottoman. Toutefois, à ce jour, il n'en a pas fait de même pour le génocide des Yéniches en Suisse.
La prévention du génocide et des atrocités de masse commence par la culture. Il faut immuniser la population contre sa mobilisation par les incendiaires de sorte que cette protection agisse surtout dans les moments de crise, en particulier lorsque la situation économique et politique se détériore sensiblement. C'est dans cette optique de prévention que la conseillère nationale Josiane Aubert a déposé une motion contre le génocide culturel lors du 60e anniversaire de l'adoption de la Convention de l'ONU contre le génocide (lire ci-dessous). Dans la pire des éventualités, le coup porté aux expressions culturelles enlève les inhibitions à préserver la vie humaine. Les nazis ont commencé par brûler les livres sur la place publique, sous le regard et avec la participation de la population, pour finalement passer à la «solution finale» et tuer enfants, femmes et hommes dans les chambres à gaz.
Quel est le point commun d'un minaret et d'une tourelle publicitaire pour McDonald? Les deux constructions constituent des expressions culturelles au sens de l'art. 4 de la Convention de l'UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles: Les «expressions culturelles» sont les expressions qui résultent de la créativité des individus, des groupes et des sociétés, et qui ont un contenu culturel. Le «contenu culturel» renvoie au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles. Cette convention sur la diversité culturelle est entrée en vigueur pour la Suisse l'année passée. Elle rappelle dans son préambule que «la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et qu'elle est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations.» A la lumière de cette affirmation, il est pour le moins curieux de constater qu'en Suisse il sera désormais interdit de construire des minarets alors que les potences «M» aux couleurs criardes continueront d'enjoliver et d'égayer le paysage helvétique de manière uniforme. Doit-on en conclure qu'une majorité des Suisses ne veulent pas de cette richesse promise par la diversité culturelle?
On peut considérer par exemple la mutilation des organes génitaux comme une «expression culturelle». En tant qu'atteinte grave à l'intégrité corporelle et à la personnalité, elle viole les droits de l'homme, excepté dans les cas très rares où elle est pratiquée sur une personne adulte qui y consent librement. Pour cette raison, cette mutilation n'est ni protégée, ni promue par la Convention de l'UNESCO sur la diversité culturelle. En effet, ce traité prévoit expressément que nul ne peut l'invoquer pour porter atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales tels que consacrés par la Déclaration universelle des droits de l'homme ou garantis par le droit international, ou pour en limiter la portée.
Etre Chrétien, Musulman, Juif ou Hindou signifie, pour le moins, deux choses: identités religieuse et culturelle.2 Ces identités se nourrissent réciproquement. Toutefois, l'identité culturelle peut exister sans l'identité religieuse. On peut laisser la question ouverte pour l'inverse. Comme concepts juridiques, la liberté religieuse est connotée avec le risque de favoriser le cloisonnement et le replis communautaire tandis que la diversité culturelle présente l'opportunité de l'ouverture et de l'intégration. On peut épouser plus d'une «culture», mais on n'adhérera, en tant que croyant, agnostique ou athée, en règle générale qu'à une seule «religion», soit à titre exclusif. Quant à la protection des minorités, elle est tributaire de l'interdiction de discriminer qui évoque la charité et la générosité: le plus fort protège le plus faible parce qu'il a la conscience et les moyens. Même ancrée dans des règles de droit contraignantes, la protection des minorités et l'interdiction de discriminer restent fragiles, car elles reposent sur une asymétrie dans la répartition du pouvoir qui est corrigée par le groupe le plus fort de manière plus ou moins discrétionnaire. Tel n'est pas le cas de la diversité culturelle dont la fortune provient de l'apport des diverses identités culturelles à parts égales. Subsiste la liberté d'expression, qui – truisme – se révèle vide en l'absence de contenus, ce qui nous ramène à la liberté religieuse et la diversité culturelle. Opprimer la liberté d'expression religieuse ou culturelle peut contribuer à renforcer les contenus religieux et culturels et à accentuer les clivages. Le cas du Tibet illustre cette situation. Museler ces expressions afin de préserver l'intégrité nationale et empêcher la désintégration peut aboutir au résultat inverse, soit à radicaliser les sécessionnistes. La Turquie semble avoir tiré cette leçon. Récemment, elle a levé l'interdiction d'utiliser la langue et les noms kurdes après des décennies d'acharnement violent sur les expressions culturelles de cette minorité. Elle paraît maintenant miser sur la diversité pour assurer l'unité du pays.
La protection des minorités nationales et étrangères semble impliquer que l'Etat et la société civile majoritaire agissent par «bienfaisance» et non pas à leur propre avantage bien compris. Une nouvelle culture de la diversité à imaginer, à créer et à mettre en oeuvre pourrait valoriser ce bénéfice et procurer des incitants à l'ouverture. Le droit aux «libertés identitaires» manque de vigueur lorsqu'il s'oppose à un verdict populaire dans un régime démocratique, car son caractère impératif et, par-là, sa légitimité sont controversés. Dans ce cas de figure, le droit ne peut pas forcer la chose, mais il sait révéler le problème. Imposer une solution à ce problème à l'aide d'outils juridiques axés sur les «libertés identitaires» peut s'avérer sensiblement moins efficace qu'une approche qui permettrait à la société civile d'intérioriser la valeur de la diversité humaine. Le nouveau contrat social à élaborer pour réaliser cet objectif pourrait contribuer à un changement de paradigme et de mentalité inspiré des codes de conduite visant à protéger et promouvoir la diversité biologique et la diversité culturelle. I
Note : * Christophe Germann est chercheur invité au Centre Lauterpacht pour le droit international de l'Université de Cambridge et au Centre Whitney and Betty MacMillan pour Etudes Internationales de l'Université de Yale. Il y effectue un projet de recherche postdoctorale FNS et Marie Curie sur le génocide culturel en droit international public. Il est également avocat à Genève et l'auteur du livre Diversité culturelle et libre-échange à la lumière du cinéma édité par Bruylant, LGDJ et Helbing & Lichtenhahn (2008).
1 Lire Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonier, Das Hilfswerk der Kinder der Landstrasse, Archives fédérales suisses, Berne 1998, avant-propos : www.landesgeschichte.ch/landstrasse.html#
2 Walter Kälin, Grundrechte im Kulturkonflikt – Freiheit und Gleichheit in der Einwanderungsgesellschaft, Berne 2000, aborde la question de la migration sous l'angle de la liberté et de l'égalité.