lundi 24 mai 2010

Le niqab ! Où ça ?

Il n'y en a presque pas en Suisse, mais il est partout. Le voile intégral remplit les journaux après avoir trôné sur les affiches anti-minarets. La différence aujourd'hui, c'est que l'UDC n'est plus seule à tisonner les peurs en fabriquant des menaces. Edito du Courrier signé Rachad Armanios.

La méthode a si bien fonctionné que le pitbull Freysinger passerait pour un agneau face au président du PDC Christophe Darbellay. Celui-ci avait, dès le lendemain de la votation balayant les minarets, dégommé le niqab. La conseillère fédérale Eveline Widmer Schlumpf a, elle, rompu la collégialité en assimilant femmes en burqa et casseurs cagoulés. Le gouvernement a pourtant jugé que c'était un non-problème. L'avenir dira si la Suisse suivra la France et la Belgique dans leur mauvais réflexe prohibitionniste: car la liberté d'expression s'applique aussi à des formes d'expression qui choquent ou inquiètent. La tentation pourrait être de légiférer «préventivement» au sujet d'un phénomène qui serait forcément destiné à se multiplier. Forcément? Rappelons un précédent fondateur dans la manipulation, quand l'UDC, en 2004, tordait les statistiques pour prédire une démographie musulmane bientôt majoritaire. Le matraquage a fait ses preuves. Depuis plusieurs années, l'islam est seulement envisagé comme un problème. Les difficultés sont certes réelles: comment aménager un espace harmonieux à une population hétérogène qui, en quarante ans, est passée de 15000 personnes à 350000? Quelle place, entre ouverture et fermeté, donner aux revendications de certains de ces citoyens – heures de piscine séparées, écolières prépubères voilées, lieux de culte? Les écueils sont nombreux. D'où la nécessité d'un débat apaisé à partir des expériences du terrain et non d'un islam imaginaire. A part, bien sûr, si l'on considère qu'intégration est synonyme d'assimilation... Les musulmans et l'Etat libéral sont doublement pris en otages par ceux qui testent toujours plus les limites de la démocratie: d'un côté, par les fondamentalistes musulmans, voire les croyants conservateurs qui monopolisent la parole. De l'autre, par les populistes, tout aussi fondamentalistes que les barbus puisque, par un effet miroir, ils résument eux aussi l'islam à sa caricature. Savoir qui met de l'huile sur le feu et qui l'a bouté importe peu. Car les flammes alimentent le repli identitaire en Europe: cela se traduit par des citoyens qui se redécouvrent chrétiens au point, pour certains, de griller des saucisses de porc devant les mosquées. Ou des musulmanes qui, d'un jour à l'autre, se drapent d'un niqab. Dans ce contexte, il devient difficile, sans faire de la surenchère, de s'indigner de cette chape de plomb wahhabite qui chosifie les femmes. Expliquer que vouloir leur bien malgré elles est une autre façon de nier leur identité de sujets devient mission impossible.

Interdire le niqab ? Parole aux femmes

La Suisse débat du voile intégral alors que le phénomène est très marginal. Un débat construit à des fins islamophobes ou par nécessité de faire barrage au rigorisme? Les féministes n'ont pas toutes le même avis. Un article de Rachad Armanios dans le Courrier.
Interdire le voile intégral ou le tolérer? La question divise en Suisse. Pourtant, comme l'affirmait récemment la conseillère fédérale socialiste Micheline Calmy-Rey, la Suisse n'a pas de problème avec celui-ci, car très peu de femmes en portent. Celles-ci se voient surtout dans les médias. Le 24 février dernier, le Conseil fédéral, dans une réponse à une interpellation parlementaire du conseiller national PDC Christophe Darbellay, a estimé, par extrapolation des statistiques françaises et en comptant large, à moins de cent le nombre de résidentes portant ce vêtement. Nul besoin de prendre des mesures, concluait le Conseil fédéral. Entre-temps, le Grand Conseil argovien a voté une motion demandant une interdiction dans tout l'espace public suisse. Une commission prépare une initiative cantonale. La droite argovienne reprenait l'argument de Christophe Darbellay qui, au lendemain du vote bannissant les minarets, parlait d'une prison pour les femmes.
Pour les partisans de la fermeté, il s'agit de lutter également contre un symbole du fondamentalisme religieux, incompatible avec les traditions suisses et qui, en outre, pose des problèmes de sécurité, d'intégration ou encore heurte la notion de laïcité.
Astreinte ou liberté religieuse?
Mais étant donné le rapport inversement proportionnel entre l'ampleur du débat et celle du phénomène, beaucoup jugent la tournure des discussions surréaliste. Le journal Domaine public, proche du Parti socialiste, est très cru: «Le seul intérêt d'un débat malencontreusement surexposé par les médias? Dévoiler les faux culs de la droite nationaliste et démocrate-chrétienne, soudain préoccupés de protéger les droits des femmes. (...) L'appui de féministes et de progressistes (...) est plus surprenant. Comment justifier une telle interdiction au nom de la défense des droits fondamentaux, alors que cette interdiction nierait le libre choix des femmes?»
Pour Manon Schick, porte-parole d'Amnesty International Suisse, c'est une question de liberté religieuse et d'expression: une femme ne doit être forcée ni de porter un voile intégral ni de l'ôter. Dans sa réponse du 24 février, le Conseil fédéral notait que la liberté religieuse pouvait certes être restreinte et le voile intégral interdit, notamment pour préserver la sécurité et l'ordre public. Mais de façon temporaire ou limitée à certains lieux.
Renforcer l'intégration
«Etre libre, n'est-ce pas aussi d'avoir le choix de ne pas l'être aux yeux des autres?» demande à son tour Lucia Dahlab, vice-présidente des Organisations musulmanes de Genève. Et de dénoncer une forme de paternalisme et de racisme dans ce débat. «Après l'interdiction des minarets, celle du voile intégral», critique Domaine public. La Weltwoche, journal proche de l'UDC, faisait peu avant le même rapprochement, mais pour mieux titrer, en une, sur l'opportunité d'interdire l'islam en Suisse, avec un point d'interrogation très rhétorique. Micheline Calmy-Rey, qui voit dans le niqab un signe d'asservissement des femmes, craint une interdiction qui stigmatiserait un groupe de population.
«Ne pas discriminer, ne pas isoler davantage des femmes qui le sont déjà»: dans un communiqué commun, les Femmes socialistes, vertes, radicales et chrétiennes sociales jugent qu'une interdiction serait contre-productive en plus d'être populiste. Elles plaident plutôt pour l'intégration par le renforcement du dialogue et de l'égalité des chances. Obstacle potentiel à l'intégration, le niqab peut pourtant faciliter l'accès à l'espace public de femmes qui, à défaut, seraient cloîtrées chez elles, estime le Conseil fédéral.
Dans la Tribune de Genève, Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste, ne comprend pas la position des femmes des principaux partis suisses: «Dans le monde, des millions de femmes se battent actuellement contre la burqa ou le tchador. La droite a ouvert le débat car la gauche l'a nié. Celle-ci, tout particulièrement, pratique un relativisme culturel qui n'aide pas les femmes du monde musulman.» Et d'insister sur l'absence de fondement coranique du voile intégral. Lucia Dahlab, elle, évite de se positionner, soulignant simplement que «la majorité des courants de la pensée musulmane ne prescrit pas cette tenue».
Pour Mme Keller-Messahli, la marginalité du phénomène n'empêche pas de lutter contre, car le niqab donne un grave message d'auto-exclusion. Tandis que la féministe genevoise Mireille Valette – un peu la Caroline Fourest locale – prévient que ce phénomène se développe.

Genève craint de perdre ses riches touristes du Golfe

Une éventuelle interdiction du voile intégral en Suisse menacerait la place touristique genevoise, qui accueille chaque été nombre de ressortissants des pays du Golfe et du monde arabe. C'est du moins l'avis du conseiller d'Etat en charge de l'Economie, Pierre-François Unger, qui déclarait récemment à la presse qu'une telle mesure «aurait des conséquences économiques directes, car ces touristes ne viendraient tout simplement plus».

En 2009, les pays du Golfe constituaient la cinquième région de provenance des touristes à Genève. Pour les hôtels, cette clientèle représente quelque 5,6% de part de marché, sur la base des nuitées enregistrées. Après l'initiative sur les minarets, l'an passé, ce nouveau débat focalisé sur les musulmans préoccupe ainsi Genève Tourisme, chargé de promouvoir la cité du bout du lac à l'étranger. «Notre objectif est de pouvoir accueillir toute personne dans les meilleures conditions, quelle que soit sa confession», relève Joëlle Snella, attachée de presse. «Toutefois, il ne semble pas y avoir de conséquences directes pour l'instant.» Quoi qu'il en soit, la question d'une «exception touristique» à l'interdiction du niqab a déjà été évoquée. Notamment par la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, alors même que le Conseil fédéral, dans sa position officielle, stipule que distinguer «les femmes musulmanes résidant en Suisse et les touristes étrangères ne semble guère praticable et ne serait pas sans poser des problèmes au regard du principe de l'égalité de traitement». Hostile à l'interdiction, la conseillère nationale socialiste Maria Roth Bernasconi abonde: «C'est d'une grande hypocrisie. On ne veut surtout pas perdre ces touristes fortunés, tout en continuant à stigmatiser le reste des musulmans.» Salika Wenger, conseillère municipale A gauche toute, suit le même raisonnement, bien qu'étant une partisane convaincue de l'interdiction du voile intégral pour des raisons de laïcité: «C'est le comble! Soit on est contre le niqab, soit pas. Cela montre, du côté de certains partisans d'une interdiction, que la véritable cible n'est pas le voile intégral, mais l'islam.» Le libéral genevois Christian Lüscher n'est pas de cet avis: «Interdire le voile intégral est une fausse solution à un faux problème, et j'y suis opposé. Cela dit, si cette mesure devait être adoptée, elle ne devrait s'appliquer qu'aux résidents. Dans l'esprit de ses partisans, cette initiative vise à répondre à un problème d'intégration. Or les touristes n'ont pas pour vocation de s'intégrer!» Issue du même parti, Martine Brunschwig Graf ajoute: «La question ne doit pas se poser en termes économiques. Est-ce que la Suisse peut juger des pratiques vestimentaires d'une personne de passage? Non, sauf si elles remettent en cause l'ordre public. Or il me semble que les encagoulés du Black Bloc posent plus de problèmes que quelques femmes en burqa.»

Mario Togni dans le Courrier