Le Conseil et le Parlement européens viennent de décider de davantage « muscler » Frontex. L'outil européen de surveillance des frontières de Schengen évolue, mais, faute d'une politique commune de l'immigration, on reste loin d'un vrai système intégré.
C'est la plus grande des agences européennes, mais son nom est peut-être plus connu à Tunis, Dakar, Kaboul ou Khartoum qu'à Berlin ou Paris. Frontex, le bras armé de l'Union européenne pour le contrôle de l'immigration irrégulière aux frontières de Schengen, fait trembler les candidats à l'asile ou à la migration économique ; il les rassure parfois aussi, lorsqu'il se porte au secours de leur fragile esquif au bord du naufrage, au large de Malte ou de la Sicile. Partie prenante de toutes les grandes crises migratoires récentes aux marches de l'Europe, l'agence était à Lampedusa en février dernier, lorsque des milliers de Tunisiens y débarquaient pour fuir leur pays en pleine révolution. Trente experts, 2 bateaux, 2 hélicoptères et 4 avions venus des voisins européens ont été mobilisés par l'agence pour porter assistance aux autorités italiennes. Leur mission : contrôler la situation, recueillir des informations sur les immigrants, les analyser et organiser leur retour vers leur pays d'origine. Multinational mais discret, Frontex reste au mieux mystérieux, mais plus souvent méconnu du grand public.
L'agence, qui, depuis les deux étages qu'elle occupe dans un gratte-ciel de Varsovie, coordonne l'endiguement de la migration illégale à des milliers de kilomètres de là - qu'il s'agisse de boat people en Méditerranée ou aux Canaries, ou de passages à la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce -, est pourtant un vrai « poil à gratter ». ONG et organisations politiques la soupçonnent de non-respect des droits fondamentaux des migrants et critiquent le flou entourant la responsabilité de ses actions ; ses pays membres ne sont pas toujours d'accord entre eux sur ce qu'elle doit être et faire ; et le Conseil et le Parlement européens ont joué un bras de fer de près d'un an et demi pour parvenir enfin, il y a quelques jours, à préciser davantage le cadre et les moyens de ses missions.
La « mauvaise conscience » des Etats
On entend tout et son contraire à propos de Frontex : d'un côté, on stigmatise la faiblesse de ses moyens, environ 80 millions d'euros par an et jusqu'ici pas de matériel en propre pour la surveillance de 42.672 kilomètres de frontières extérieures, 8.826 kilomètres de frontières maritimes et quelque 300 millions de passages annuels à ces frontières ; de l'autre, des opposants voient dans l'agence - d'ailleurs dirigée par un général de brigade finlandais -une véritable « force militaire de dissuasion », voire, comme l'a affirmé l'homme politique et universitaire suisse Jean Ziegler, une « organisation militaire semi-clandestine »... « L'agence est en fait un peu la mauvaise conscience des Etats membres. Elle est celle qui fait le sale boulot : repousser les migrants et les renvoyer d'où ils viennent. Elle symbolise pour beaucoup la "forteresse Europe" », explique Sylvie Guillaume, députée du groupe socialiste au Parlement européen. Agée d'à peine six ans, fruit de multiples compromis au coeur d'une politique de l'immigration à plusieurs voix, cette agence aux contours un peu flous vit en fait « une sorte de crise de croissance ». « Les attentes des pays européens sont de plus en plus fortes et de plus en plus urgentes, alors que ses moyens sont relativement limités », même si son budget a été multiplié par 10 depuis sa création, explique un bon connaisseur de l'organisation. Alors que le problème de l'immigration tourne parfois au cauchemar pour les pays européens, sa capacité de dissuasion et ses résultats sont malgré tout reconnus : en 2009, l'opération Poséidon en mer Egée pour protéger la Grèce a pu mobiliser 21 Etats membres, 23 navires, 6 avions et 4 hélicoptères ; il a encore endigué cet hiver la vague de migration terrestre entre la Turquie et la Grèce, et il a pratiquement tari les flux venant du Sénégal et de Mauritanie vers les Canaries. « Globalement, il est la manifestation de la puissance publique européenne », reconnaît-on au Parlement européen.
Opérationnel depuis 2005, Frontex est né d'une crainte : la perméabilité des frontières extérieures de l'Union européenne lors de son extension à de nouveaux pays membres à l'Est... dont on se méfiait un peu ; et d'une constatation : depuis l'éclatement de la Yougoslavie et les guerres en Afghanistan, en Irak et en Afrique orientale, les migrations politiques ont changé de nature. Elles sont devenues durables, plus organisées et clandestines. Selon les experts, un migrant sur cinq en Europe serait illégal. De là, l'idée de « gestion intégrée des frontières européennes » par une coopération des 25 pays membres de l'UE et ceux de la zone Schengen (y compris l'Islande, la Norvège et la Suisse) coordonnée par Frontex et d'une « mutualisation » de leurs moyens.
Interceptions spectaculaires
Quels moyens, pour quelles missions ? De l'agence, on ne retient généralement que ses interceptions maritimes spectaculaires, lors de grandes campagnes portant toutes le nom de divinités grecques (Héra, Poséidon, Hermès...) et placées sous la responsabilité de l'Etat demandeur. C'est effectivement sa « vitrine » et, grosso modo, la moitié de son budget. Jusqu'ici, Frontex doit faire appel aux moyens matériels de ses membres et leur rembourse ensuite leurs « prestations de services ». Il puise dans un pool d'équipements de contrôle et de surveillance auxquels les Etats membres participent sur une base volontaire : le système Crate, qui dispose cette année de 27 avions, 26 hélicoptères, 114 bateaux et 477 appareils de contrôle aux frontières, indique Frontex. La France s'est ainsi engagée cette année à offrir 5 semaines de mer de patrouilleur et 40 heures de vol de Falcon 50 Marine. Frontex dispose également de gardes-frontières mis à sa disposition par les Etats membres, soit dans le cadre d'opérations programmées annuellement, soit dans le cadre des Rabit, ces équipes communes d'intervention rapide aux frontières mobilisées à la demande d'un pays membre dans une situation grave et soudaine d'afflux de migrants. Créées en 2007, elles se sont déployées pour la première fois en Grèce en octobre dernier. « Tous les pays sont tenus d'avoir un vivier Rabit prêt sous dix jours », explique un responsable. Les experts français mis à disposition (ils sont 130 cette année) seraient semble-t-il particulièrement appréciés par Frontex et les pays hôtes. « Bien que ces équipes ne soient pas chargées de faire des enquêtes policières sur les réseaux de migrants irréguliers, la France est à l'origine de l'engagement de Frontex dans la lutte contre les filières d'immigration irrégulières, qui représentent aujourd'hui la deuxième source criminelle de revenus après le trafic de stupéfiants. Nous souhaitons que Frontex puisse transmettre à Europol toutes les informations relatives à des trafiquants de migrants, recueillies lors des opérations », explique Yves Jobic, sous-directeur des affaires internationales à la Direction centrale de la police aux frontières, et « point de contact » avec Frontex en France, où la coopération avec l'agence est de dimension interministérielle (PAF, Marine et Douanes). Frontex, c'est aussi et surtout de l'« analyse de risque » : « L'agence doit définir en permanence les points verts et les points rouges de la migration irrégulière sur la carte de l'Europe », explique Yves Jobic. C'est encore de la recherche et développement. Elle développe qui des satellites, qui des drones, des techniques de détection (caméras thermiques ou infrarouges, sondes mesurant le gaz carbonique, détecteurs de battements cardiaques...), des senseurs, de la biométrie ou des e-documents, et la formation et l'entraînement des gardes-frontières européens. C'est enfin deux types d'opérations souvent polémiques : les opérations de retour conjointes de migrants financés par l'agence mais organisés par des pays européens (les fameux « charters »), et des accords de contrôle des flux de migration passés avec les pays d'origine ou les pays de transit.
Une action davantage codifiée
Face à la montée en puissance de Frontex, le Conseil et le Parlement européens ont décidé le 24 juin de renforcer, de rendre plus réactive et de codifier davantage son action. Une vraie quadrature du cercle... : « On a voulu une agence renforcée, mais sans trop d'autonomisation et sans trop d'engagements et d'obligations pour les pays membres. » Sans surprise, le contrôle des frontières est - et restera -l'affaire des Etats : « Frontex est un opérateur sous l'autorité de la Commission pour appliquer les décisions du Conseil », rappelle-t-on ainsi à Paris, en ajoutant que « la France est d'accord pour "muscler" Frontex, pas pour accroître son pouvoir ».
Ce qui a été obtenu par Frontex ? D'abord la possibilité d'acquérir (y compris par leasing) ou de co-acheter du matériel - des bateaux ou des hélicoptères par exemple. « L'agence ne dépendra plus du volontariat et d'une programmation parfois lourde des Etats membres. Elle disposera d'un noyau dur d'équipements toujours disponibles », indique-t-on à la Commission. L'engagement des Etats sur la fourniture de matériels ou des moyens humains, une fois pris, deviendra de surcroît obligatoire. Frontex codirigera désormais aussi les opérations avec l'Etat hôte, qui en restera toutefois responsable et organisera lui-même les vols de retours groupés des immigrés. « Un soulagement, en termes d'image, pour les autorités nationales !... », souligne-t-on dans les milieux de la police.
Qu'a obtenu le Parlement européen ? Très soucieux des droits de l'homme et du contrôle démocratique de l'agence, il obtient davantage de transparence, des codes de conduite clairs pour toutes les activités de l'agence et la création d'un officier aux droits fondamentaux (nommé par l'agence), même s'il avait rêvé de contrôles inopinés. Les accords passés par Frontex avec les pays tiers devront par ailleurs répondre aux normes européennes en matière de droits fondamentaux et le principe de non-refoulement des migrants sera respecté « en toutes circonstances », ce qui rend au passage obligatoire le sauvetage en mer.
Ce que certains Etats et le Parlement n'auront pas obtenu, c'est la création d'un « corps européen de gardes-frontières ». On s'en étonnera peu : les Etats tiennent au contrôle ultime de leurs propres frontières. Mais il y a progrès : on verra désormais sur le terrain des « équipes européennes de gardes-frontières ». « On insuffle ainsi de la cohésion dans les équipes », remarque-t-on à Bruxelles.
Au fond, Frontex est au coeur d'une contradiction, soulignent les analystes : il est l'outil d'une politique d'immigration commune qui, prévue pour 2012 il y a douze ans à Tampere..., n'a toujours pas vraiment vu le jour. « Frontex est un des instruments de la politique migratoire de l'Union européenne, qui reste marquée par une juxtaposition de politiques nationales », estime Olivier Clochard, géographe à l'université Bordeaux-III et président de Migreurop. « Il agit ainsi de fait comme un intégrateur de la politique européenne d'immigration ! », ajoute un haut fonctionnaire à Bruxelles.
Daniel Bastien dans les Echos