Il menait les condamnés à mort au peloton d’exécution avant qu’on leur prélève des organes. Il veut témoigner. Personne n’en veut en Europe. La Suisse le renvoie en Italie.
Mardi matin, 8 h 06. Nijiati Abudureyimu lance un dernier appel de son téléphone portable: «La police est là avec un véhicule. Ils vont m’emmener en prison. Cela recommence comme en Norvège. Je n’irai pas en Italie!» Quelques minutes plus tard, son téléphone est sur répondeur automatique. Le sort de ce Chinois qui affirme que sa vie est menacée par les services secrets de son pays est une nouvelle fois scellé.
Au début du mois, le Tribunal administratif fédéral a confirmé la non-entrée en matière (NEM) notifiée plus tôt par l’Office des migrations (ODM) envers ce requérant d’asile en vertu de l’Accord de Dublin selon lequel les réfugiés doivent s’adresser aux autorités du premier pays par lequel ils ont transité pour gagner l’Europe. Pour Nijiati Abudureyimu, c’était Rome, il y a près de deux ans. La police neuchâteloise venue l’arrêter au centre d’accueil de Fontainemelon, où il résidait depuis plusieurs mois, le remettra ce mercredi à ses collègues genevois qui l’embarqueront dans les vingt-quatre heures dans un avion en direction de la capitale italienne. Un endroit où il se dit en danger de mort.
Lundi, sur une terrasse neuchâteloise, Nijiati Abudureyimu, ex-membre de l’équipe numéro 1 du détachement numéro 1 du régiment numéro 1 de la police spéciale d’Urumqi, expliquait au Temps son étonnant parcours. Celui d’un sbire qui a durant quatre ans (de 1993 à 1997) accompagné des condamnés à mort du chef-lieu de la Région autonome du Xinjiang (région musulmane du nord-ouest de la Chine) au peloton d’exécution. Celui surtout d’un homme qui affirme détenir des informations ultra-confidentielles sur la façon dont certains de ces mêmes condamnés subissaient des prélèvements d’organes destinés à un vaste marché très lucratif pour les autorités locales (lire sa déposition à l’ODM, ci-dessous).
Si ce trafic n’est pas inconnu des spécialistes de la Chine, il est très mal documenté. Officiellement, Pékin affirme respecter les normes internationales en matière de don d’organe et nie tout commerce de ce genre. En août 2009, toutefois, le très officiel China Daily citait des experts affirmant que deux tiers des dons d’organes en Chine provenaient en réalité de condamnés à mort.
Rongé par ce passé, révolté contre le Parti communiste chinois qui organise ce système, Nijiati Abudureyimu veut témoigner. Il voulait se rendre à Genève pour raconter son histoire devant l’ONU, pas pour être refoulé de Suisse. «Ce n’est pas l’asile que je cherche. Je ne suis pas un nationaliste ouïgour. Je suis un musulman qui croit en Dieu. Et quand je le rejoindrai, je veux pouvoir lui dire: j’ai tout tenté pour faire savoir au monde ce qui se passe dans les prisons chinoises.»
Ethan Gutmann, chercheur à la Fondation américaine pour la défense des démocraties qui a longuement enquêté sur la question des prélèvements d’organes sur des prisonniers du mouvement sectaire Falungong, interdit en Chine, estime qu’il s’agit d’un témoin central. «Tout témoin provenant de l’appareil sécuritaire est extrêmement rare et précieux, particulièrement s’il provient d’une région sensible comme le Xinjiang et s’il a des informations sur un sujet aussi sensible que les prélèvements d’organes.»
Le chercheur américain affirme détenir le récit d’un docteur ouïgour, également de la région d’Urumqi, qui corrobore les dires de Nijiati Abudureyimu. Un spécialiste européen du Xinjiang, qui préfère ne pas être cité dans le cadre de cet article, estime également que ce récit est plausible. Il arrive souvent que les familles de l’un des condamnés à mort ne puissent pas récupérer son cadavre. Elles évoquent alors deux possibilités: les autorités veulent cacher les actes de tortures ou il s’agit de trafic d’organes. Mais les preuves formelles sont inexistantes.
Alerté par Le Temps sur le contenu particulier du témoignage de Nijiati Abudureyimu et des risques qu’il encoure, l’ODM se retranche derrière la procédure administrative courante. «Puisque l’Italie est l’Etat compétent devant mener la procédure d’asile dans le cas présent, tous les moyens de preuve et documents déposés vont être remis à disposition des autorités italiennes», explique son porte-parole Michael Glauser.
Pour Nijiati Abudureyimu, l’Italie est pourtant synonyme d’«enfer». Pour le comprendre, il faut reprendre le fil de l’histoire depuis son commencement. Après avoir travaillé dix ans pour la brigade spéciale de la police d’Urumqi, l’agent de l’Etat chinois donne sa démission. Il vit par la suite de commerce jusqu’au jour où, sous le coup de l’alcool dans un restaurant, il rétorque qu’un rein coûte 300 000 yuans (47 000 francs) et non pas 30 000 yuans comme l’affirme un médecin.
D’anciens contacts à la police lui conseillent alors de fuir le pays et lui fournissent un passeport. Il s’installe dans un premier temps chez un cousin à Dubaï en 2007. Menacé par des espions chinois, dit-il, il décide d’émigrer en Europe. L’Italie lui délivre un visa Schengen et il achète un billet d’avion pour la Norvège. Le 12 septembre 2008, il transite par Rome où il passe une nuit avant de gagner Oslo.
En Norvège, il est placé dans différents centres de réfugiés sans obtenir d’assistance légale malgré le dépôt d’une première demande d’asile. Au contraire, il se retrouve menacé par d’autres Ouïgours placés dans le même camp qu’il décrit comme des agents de Pékin. La preuve? Deux mois après ces menaces, son père meurt dans des circonstances étranges. Les autorités norvégiennes, toujours selon le principe de Dublin, renvoient Nijiati Abudureyimu vers l’Italie en juin 2009. Là, il croupit durant cinq mois d’un camp d’accueil à l’autre, sans aucune aide, tout en déposant une deuxième demande d’asile. Un jour, en Sicile, il observe un Chinois qui le prend en photo avec son téléphone portable. Persuadé d’être à nouveau traqué par les services chinois, il décide de s’enfuir vers la Suisse où il arrive le 9 novembre 2009 et dépose sa troisième demande d’asile.
Pourquoi l’Italie serait-elle plus dangereuse? «Rien qu’à Rome il y a 300 000 Chinois et je suis le seul Ouïgour. Comment n’y aurait-il pas d’espions, bien sûr qu’il y en a!» Paranoïaque, Nijiati Abudureyimu? Certainement. L’homme, extrêmement nerveux, vit sous anxiolytiques et reconnaît avoir «plongé dans l’alcool pour surmonter toute cette pression». Mais après avoir travaillé dix ans pour les services de sécurité de la République populaire, il a sans doute de bonnes raisons de l’être. Ethan Gutmann, qui a pu le rencontrer l’an dernier en Italie, ne doute pas que «sa sécurité physique est en question».
A ce jour, l’Italie n’a toujours pas répondu à la requête de l’ODM «aux fins d’admission du requérant en vertu de l’article 16.1c du règlement Dublin». Ce n’est pas une exception. L’Italie ne répond jamais, mais cela est considéré par Berne comme un accord «implicite». Le tribunal administratif fédéral reconnaît pour sa part que le «système italien d’assistance aux requérants d’asile se trouve critiqué au sujet des conditions de séjour», mais refuse toute dérogation. Débordés de demandes d’aide, Caritas et le Centre social protestant de Neuchâtel n’ont pas pu apporter d’aide juridique à Nijiati Abudureyimu. Thierry Müller, le chef de l’Office social de l’asile du canton de Neuchâtel, explique que seul Frédéric Hainard pourrait encore agir en faveur de l’ex-policier. En vacances, le conseiller d’Etat neuchâtelois n’était pas joignable hier.
Nijiati Abudureyimu accuse ces pays européens qui se font les complices de Pékin en se renvoyant la balle. «S’ils viennent me chercher, les policiers pourront envoyer mon cadavre en Italie. C’est très simple pour moi, j’ai été formé à cela», nous expliquait-il lundi en faisant le geste de se trancher la gorge.
Frédéric Koller dans le Temps