Depuis 2006, 23 409 personnes ont déposé une demande d’asile à l’étranger. Le nombre augmente chaque année. Eveline Widmer-Schlumpf a proposé de supprimer cette particularité suisse. Explications.
Intrigues, coups bas et dénonciations. L’affaire des 7000 à 10 000 demandes d’asile d’Irakiens déposées dans les ambassades de Suisse, de Syrie et d’Egypte entre 2006 et 2008 qui, pendant des années, n’ont pas été traitées, agite la Berne fédérale. Christoph Blocher, alors ministre de Justice et Police, savait. Eveline Widmer-Schlumpf, qui lui a succédé, probablement aussi. Et il est difficile d’imaginer que Micheline Calmy-Rey n’était pas au courant, l’ambassadeur Jacques de Wattewille, alors à Damas, ayant lui-même demandé à l’Office fédéral des migrations (ODM) de ne pas traiter les demandes.
L’ancien juge au Tribunal fédéral Michel Féraud est chargé d’éclaircir si des fautes ont été commises et, si oui, par qui. En attendant, l’affaire a permis de mettre en exergue une «exception suisse», menacée de disparaître. Et qui s’applique non sans difficultés et zones d’ombre (lire ci-dessous).
La Suisse est actuellement l’unique pays qui autorise le dépôt de demandes d’asile dans les ambassades. Comment fonctionne le système? Concrètement, une personne qui dépose une demande dans une mission suisse à l’étranger a droit à une brève audition. Le personnel rédige ensuite un rapport et l’envoie à l’ODM, avec les documents et preuves nécessaires. Et c’est l’office qui décide si le requérant doit obtenir une autorisation d’entrée en Suisse, pour poursuivre la procédure. Exceptionnellement, s’il est impossible de mener une audition, des demandes écrites sont acceptées, précise Michael Glauser, porte-parole de l’ODM.
Entre le 1er janvier 2006 et le 1er septembre 2011, pas moins de 23 409 personnes ont déposé une demande d’asile dans une ambassade suisse. Dont 7204 Sri Lankais, 5323 Colombiens, 2739 Erythréens et 706 Turcs. De même que 5266 Irakiens. L’ODM précise qu’environ 5000 de ces 5266 dossiers sont des demandes déposées entre 2006 et 2008 qui ont été traitées dès mars 2010.
Au total, 1295 de ces 23 409 requérants ont obtenu le droit de venir en Suisse pour suivre une procédure d’asile. Parmi eux, 607 ont été déjà reconnus comme réfugiés, 133 bénéficient d’une admission provisoire et 20 ont «quitté la Suisse ou disparu», précise l’ODM. Les Irakiens ne sont que 43 à avoir reçu une autorisation d’entrée.
Au fil des ans, le nombre des demandes déposées dans les ambassades n’a cessé de grimper. Il est passé de 579 en 2000 à 2594 en 2008, 3741 en 2009, 3921 en 2010 et déjà 4247 en 2011. Avec un pic à 6218 en 2006, dû aux demandes irakiennes. C’est précisément cette évolution qui a poussé Eveline Widmer-Schlumpf à réagir. Elle a ordonné en 2008 une révision de la loi sur l’asile qui propose plusieurs mesures, dont la suppression de cette exception. Son but: éviter des «frais considérables» et que la Suisse devienne trop attractive. Le dossier est actuellement entre les mains du parlement.
La proposition n’a à l’époque suscité que peu d’enthousiasme lors de la procédure de consultation. Pour la gauche, la mesure risque de pousser des requérants à se rendre illégalement en Suisse, en mettant leur vie en danger. L’UDC la qualifiait de «superflue», car elle «ne combat pas les vrais abus». Si le PDC s’était montré favorable, le PLR était lui aussi sceptique. La récente «affaire irakienne» pourrait contribuer à changer certaines opinions. Car elle démontre notamment qu’en cas de situations particulières, où les demandes sont nombreuses, les ambassades suisses n’ont tout simplement pas les moyens suffisants pour traiter correctement les demandes.
N’y aurait-il pas aussi des pressions de la part de pays européens pour que la Suisse renonce à cette pratique depuis qu’elle est entrée dans l’espace Schengen? «Pas à notre connaissance», répond Michael Glauser. Il ajoute surtout qu’une ambassade suisse ne délivre pas de visa Schengen à un requérant d’asile, «mais un visa national de type D, qui autorise uniquement une entrée sur territoire suisse». Par ailleurs, même sans possibilité de déposer une demande d’asile dans une ambassade, une personne «gravement menacée» pourra toujours obtenir un visa pour la Suisse. C’est du moins ce que promet le Conseil fédéral. Le parlement devra trancher.
Valérie de Graffenried dans le Temps