Cécile Laborde, professeure de théorie politique à l’Université de Londres, estime que bannir la burqa, comme l’ont décidé les députés belges et français, est une erreur à la fois politique et morale. Cette mesure ne fera de plus qu’aviver l’extrémisme musulman qu’ils entendent combattre. Propos recueillis par Cécile Laborde dans le Temps.
Le 13 juillet dernier, l’Assemblée nationale française a adopté, en première lecture, et à une écrasante majorité – l’opposition s’étant abstenue –, un projet de loi visant à interdire dans l’espace public le port du voile intégral. Quelques semaines plus tôt, les députés belges, en pleine crise gouvernementale, parvenaient sans peine à oublier leurs divisions pour prendre une mesure similaire, à la quasi-unanimité.
Ainsi, dans plusieurs pays d’Europe, les inquiétudes concernant l’intégration des immigrés et des musulmans se sont récemment cristallisées autour du port du voile intégral – dissimulant le visage – par un petit nombre de femmes musulmanes. Ce voile est couramment appelé burqa, dans une confusion savamment entretenue avec le mouvement taliban afghan, mais il s’agit en fait souvent du niqab – un vêtement intégral restrictif revendiqué par les salafistes, inspirés par un islam fondamentaliste venu d’Arabie saoudite.
Le niqab est ainsi brandi, à la fois par ses adeptes et par ses critiques, comme l’étendard d’un puritanisme réactionnaire, anti-occidental et néo-patriarcal, qui remet profondément en question le mouvement séculaire d’émancipation des femmes en Europe. Faut-il dès lors en interdire le port dans les lieux publics, au nom de l’égalité entre les sexes et la dignité de la femme? Quatre types de considérations incitent à la circonspection.
Deux raisons de principe, d’abord. La première est que l’interdiction par la loi est une arme qu’on ne saurait, dans une démocratie libérale, utiliser qu’avec prudence. C’est l’une des vertus d’une société libérale et démocratique qu’elle tolère sur le plan légal ce qu’elle réprouve par ailleurs sur le plan moral. On peut ainsi être révulsé par le port du niqab, tout comme on peut d’ailleurs déplorer la publication de dessins violemment islamophobes et blasphématoires. Mais la réprobation morale ne suffit pas à justifier l’interdiction légale. Ce sont les pays non libéraux – l’Arabie saoudite et l’Afghanistan, par exemple – qui entretiennent la confusion entre la loi et les mœurs publiques. La coercition par la loi, dans les démocraties libérales, ne peut être justifiée que si un acte porte atteinte à un droit fondamental ou fait du tort aux personnes qui en sont les victimes.
Mais, en deuxième lieu, le principe de liberté ou de dignité de la femme n’est-il pas, précisément, ce principe juridique supérieur, qui permet de condamner par le droit ce que la morale ordinaire réprouve, tolère, ou accepte? Encore faudrait-il appréhender précisément en quoi le port d’un vêtement est une entrave à la liberté. Il n’est pas sûr qu’il bafoue la liberté conçue comme une série d’options ou de choix disponibles pour les individus: le port d’un voile intégral n’empêche pas l’exercice de la plupart des libertés ordinaires, telles la conduite d’une voiture ou la poursuite d’études supérieures. Il est plus plausible d’avancer que le port du niqab bafoue la liberté conçue comme un statut: il est le symbole d’un statut inférieur de la femme en tant que femme. Dans ce cas pourtant, l’interdiction d’un simple symbole est-elle le meilleur moyen de combattre le déni de liberté comme statut? Si les femmes portant le voile intégral sont (par ailleurs) opprimées, l’interdiction du symbole de l’oppression équivaut-elle véritablement à la libération de l’oppression? Et que penser des cas (une grande majorité dans le petit groupe de femmes concernées par la loi, selon les rares études disponibles) où les personnes ont choisi, en connaissance de cause, de porter le niqab? Généralement, les législateurs européens se sont peu interrogés sur le paradoxe du paternalisme, souligné il y a longtemps par J.S. Mill: il n’est pas légitime de forcer, par la loi, les personnes (adultes et saines d’esprit) à être libres. Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a souligné, le principe de dignité des personnes est difficilement opposable à celles qui exercent, de manière autonome, leur libre arbitre, même paradoxalement pour affirmer leur propre conception (inégalitaire) de la dignité de la femme.
A ces raisons de principe s’ajoutent des raisons plus conjoncturelles et prudentielles, qui semblent décisives dans le contexte actuel. En interdisant le niqab, on espère s’attaquer à la fois à la radicalisation islamiste et à la dégradation de la condition féminine qu’elle implique. Il n’est pas sûr, toutefois, que les effets d’une telle loi ne soient pas contre-productifs. D’une part, l’interdiction du niqab dans les lieux publics risque de cantonner les femmes victimes de l’oppression dans leurs foyers, les rendant encore plus invisibles.
D’autre part, la fièvre prohibitionniste qui dévore l’Europe ne fait que cautionner la contestation islamiste, qui se nourrit d’un sentiment paranoïaque de victimisation des musulmans par l’Occident. D’où la tentation, pour beaucoup de femmes musulmanes éduquées, autonomes, et parfois récemment converties, de revendiquer le port du niqab comme une expression de religiosité radicale, provocatrice, qui oppose une piété puritaine aux normes occidentales de la féminité comme dévoilement du corps. Un tel «retournement de stigmate» n’est pas inconnu dans l’histoire: ainsi le hidjab, symbole de l’oppression des femmes dans l’Algérie coloniale, devint lors de la guerre d’indépendance contre la France un étendard de la résistance anti-impérialiste.
C’est dire que l’interdiction légale de symboles a peu de chance d’obtenir les effets désirés – que ce soit l’émancipation laïque des femmes ou la lutte contre le radicalisme religieux. La signification même de l’interdiction, d’ailleurs, est elle-même exclusivement symbolique et rhétorique. Elle sert d’abord à rassurer l’opinion européenne sur la volonté et la capacité qu’ont les élites politiques de défendre leurs «valeurs» et leurs «principes» face aux dangers de l’islamisme. Ainsi la rhétorique de la liberté des femmes, l’égalité entre les sexes, la laïcité fonctionne-t-elle comme mantra incantatoire et rassurant, quoique difficile à concrétiser en principe juridique opératoire.
Toutefois, certains principes de droit, bien que largement inopérants comme justifications de l’interdiction du niqab dans tout l’espace public, peuvent justifier des restrictions plus limitées et moins contestables par les tribunaux. Ainsi la laïcité (dans les pays où elle est reconnue) peut-elle justifier des restrictions dans le port de signes religieux, notamment pour les représentants de l’Etat, au nom de la séparation entre Etat et religion. La vulnérabilité des enfants mineurs pourrait aussi justifier l’interdiction du port du niqab pour les élèves des écoles publiques (le paternalisme est plus facilement justifiable concernant les enfants que concernant les adultes). Et l’ordre public et le bon fonctionnement des administrations en général peuvent aussi requérir qu’usagers et citoyens, dans certaines situations prescrites, ne dissimulent pas leur visage – notamment à des fins d’identification faciale.
Mais pour toutes ces interdictions ponctuelles, nul n’est besoin de recourir à la rhétorique de la mobilisation de la société dans la défense de ses principes fondamentaux menacés par l’islamisme. Plus efficace, dans la lutte contre ce dernier, serait de s’attaquer aux causes de la radicalisation d’une minorité de musulmans d’Europe, et notamment à l’exclusion socio-économique, politique et culturelle qui en est le terreau. Mais brandir la loi et les symboles est d’évidence plus aisé pour une classe politique européenne en panne d’idées et en butte à la pression populiste et xénophobe.
A lire: «Français, encore un effort pour être républicains!»
(Seuil, 2010).