Dans la rubrique "Réflexions" du 24 Heures, la parole est donnée à M. Philippe Baud, qui analyse un slogan souvent entendu au cours de cette campagne et qui "l'agace tout particulièrement, tant il est perfide": Aider les vrais réfugiés!
L’INVITÉ
Philippe Baud, prêtre
Analyses tendancieuses, statistiques biaisées, phrases perverses ne manquent pas dans un débat aussi tendu que celui qui concerne les lois sur l’asile et les étrangers. Parmi les slogans racoleurs, il en est un, trempé de bonne conscience, qui m’agace tout particulièrement, tant il est perfide: Aider les vrais réfugiés! S’ilyena de vrais, c’est donc qu’il y en a de faux, et à moi qui ne suis pas du nombre – et n’en serai jamais – revient le droit d’en juger. Le tournant est pris en douceur, mais la vitesse une fois acquise, on peut se demander ce qu’il adviendrait d’un Etat où l’on s’entraînerait à distinguer les vrais citoyens des faux, les vrais Vaudois des autres, les vrais chrétiens, les vrais journalistes, les vrais travailleurs, les vrais artistes, les vrais mâles, bref, les vrais tout-ce-que-vous-voudrez, puisque vous vous tenez en dehors – cela va de soi – pour en décider. Tous les murs de séparation ne sont pas de béton, les plus décidés étant ceux de l’esprit. Confirmation nous en est donnée par ces belles âmes emportées d’indignation victorienne « contre ceux qui abusent de notre tradition humanitaire ». Parlons-en!
Les religions ne sont donc pas seules à connaître des dérives apocalyptiques et sectaires. Ceux qui pensent avoir de bonnes solutions pour le «développement durable» de l’humanitaire y succombent aussi bien, quand ils se laissent entraîner à définir un axe – du bien et du mal, fatalement – permettant de séparer l’humanité en deux groupes distincts: d’un côté les vrais, les purs, incarnant l’homme de demain, de l’autre les masses corrompues et mensongères du vieil Adam.
Or la tradition chrétienne (puisque c’est elle, par la bande des sentiments et sans la nommer, que l’on convoque au débat) s’est toujours refusée à ce distinguo rédhibitoire. Les paraboles du royaume de Dieu enseignent clairement que la séparation des brebis et des boucs ne saurait être prononcée tant que l’histoire déroule son cours, renvoyant donc chacun à rechercher en soi-même la part du vrai et du faux, du bon et du mauvais. Et comme il s’avère fort difficile de faire le tri en son propre jardin plus que dans le pré du voisin, avertissement est donné que l’on pourrait arracher le bon grain en prétendant ôter l’ivraie. Dans la Bible, le discernement est considéré comme un don du Saint-Esprit!
On admet, dans une dynamique du provisoire, que les meilleures volontés politiques ne peuvent avancer qu’au pas de choix toujours discutables et par conséquent discutés. Toute règle, même la plus généreuse, connaît ses transgressions. Les gens de pouvoir sont exposés les premiers aux tentations: manipulation, corruption, délits d’initiés. D’où l’honnêteté et la rigueur requises. Reste que la tradition chrétienne ne peut faire sienne une vision manichéenne de l’histoire, où la problématique se résumerait dans un conflit entre les forces du bien et du mal, dont elle serait mandatée à définir les frontières. Il semble admis par tous que les Croisades n’aient pas été l’expression la plus transparente du message chrétien. Celui-ci souligne, au contraire, que nous sommes les descendants d’«un araméen errant», tous «étrangers et voyageurs sur la terre». Dans la foulée, oserais-je distinguer les vrais préjugés des faux?