Ces prochaines semaines, la Suisse s’attend à un afflux massif de réfugiés, en particulier en provenance de Libye, où 2,5 millions de Noirs africains étaient jusque-là retenus dans des camps. Réunis jeudi pour élaborer des scénarios de crise, cantons et Confédération débattent déjà âprement de qui va devoir payer quoi.
Les quelques milliers de Tunisiens qui sont arrivés en Italie ne sont qu’un début. Car, ces prochaines semaines et prochains mois, des centaines de milliers de réfugiés suivront. Des Noirs africains principalement, jusque-là maintenus dans seize camps par le régime libyen. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ils seraient 1,5 million; 3 millions, selon Muammar Kadhafi. Interrogée hier sur les ondes de la Radio alémanique, la ministre de Justice et Police, Simonetta Sommaruga, avançait pour sa part le chiffre de 2,5 millions de personnes. «Maintenant que les frontières avec la Tunisie et l’Egypte ont été ouvertes, expliquait-elle, beaucoup tenteront de fuir la guerre civile.» Selon Frontex, l’agence européenne pour la gestion des frontières extérieures, entre 500 000 et 1 million de personnes pourraient finalement poser le pied sur sol européen.
Face à cette urgence humanitaire, les responsables des cantons ne perdent toutefois pas le nord. Réunis jeudi à Berne pour élaborer des scénarios de crise, ils ont tenté de s’assurer qu’ils ne paieraient pas un centime de plus que ce qu’ils devraient. Il faut savoir que c’est la Confédération qui est responsable financièrement des demandeurs d’asile, mais les cantons s’occupent de leur hébergement. Berne leur verse donc une indemnité de quelque 55 francs par personne et par jour.
Seulement voilà, maintenant qu’on demande aux cantons d’anticiper, en prévoyant des capacités d’accueil pour l’avenir, ceux-ci veulent aussi se faire dédommager. «Louer un hôtel vide, pour peut-être s’en servir dans deux ou trois mois, cela coûte cher», explique un représentant cantonal. Voilà pourquoi le comité d’experts chargé d’élaborer une planification concrète «tiendra également compte des aspects financiers», comme le laissait laconiquement entrevoir le communiqué de presse diffusé jeudi par l’Office fédéral des migrations. Outre ces considérations pécuniaires, les experts réunis jeudi ont dessiné trois scénarios.
Scénario 1: statu quo
Cela peut sembler incroyable, mais le premier scénario part sur la base d’un statu quo, c’est-à-dire environ 1300 demandes d’asile par mois. Car les autorités suisses, les cantons en premier, espèrent encore que les règles de Dublin s’appliqueront pleinement. En clair: que le premier pays européen sur lequel ces migrants auront posé le pied se chargera de la procédure d’asile. Mais l’Italie a déjà commencé à faire obstruction, à limiter le nombre de «cas Dublin» qu’elle accepte en retour. Voilà pourquoi, en Suisse, beaucoup espèrent que ces réfugiés n’arrivent même pas jusqu’ici. «Si possible, les arrivants doivent déjà être triés sur place, par exemple à Lampedusa», indique ainsi Karin Keller-Sutter, présidente de la Conférence des directeurs cantonaux de justice et police.
Procédures accélérées
Les deux autres scénarios misent sur une augmentation, l’un à «1800 demandes par mois» et l’autre à «plus de 1800 demandes par mois», sans limite vers le haut. C’est bien ce dernier qui risque de se réaliser.
Afin de pouvoir y faire face, tout le monde semble s’accorder pour accélérer au maximum la procédure d’asile. «Personne ne sait combien il y aura de réfugiés, mais ce qui est certain, a indiqué la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, c’est que les procédures devront être les plus rapides possibles, afin de refouler tout de suite les réfugiés économiques.» Elle-même privilégie une aide sur place, d’abord en Egypte et en Tunisie, où la situation est plus stable: «Il faudra une aide financière de ces pays. Nous pouvons aussi aider dans le processus de démocratisation, dans l’organisation d’élections par exemple.»
La cheffe du Département de justice et police s’attend toutefois à devoir prendre des mesures exceptionnelles, surtout pour les réfugiés libyens ou actuellement réfugiés en Libye, mais venant d’Afrique subsaharienne. «En cas de situation exceptionnelle comme pendant la crise du Kosovo, a-t-elle déclaré, la Suisse a déjà su faire preuve de solidarité.» Le pays avait accueilli 47 000 réfugiés.
Titus Plattner et Pascal Tischhauser dans le Matin Dimanche
Berne craint l'arrivée d'islamistes radicaux
Parmi les milliers de demandeurs d’asile qui pourraient arriver ces prochains mois, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) craint l’arrivée d’islamistes radicaux. Jeudi à Berne, lors de la séance spéciale du comité d’experts «Procédure d’asile et hébergement», un cadre du SRC, spécialisé dans la lutte contre le terrorisme international, s’en est inquiété auprès de ses collègues, indiquent plusieurs personnes présentes à la réunion. L’agent C. D., vingt ans d’expérience avec les groupes islamistes, voulait s’assurer que ses services disposeraient suffisamment tôt des informations d’identité concernant les nouveaux arrivants en provenance d’Afrique du Nord. Le SRC a peur d’être débordé par un trop grand nombre de contrôles à effectuer. Contacté, le porte-parole du SRC n’a pas souhaité commenter nos informations. Sous couvert de l’anonymat, un haut responsable du SRC indique toutefois que «ces vérifications font partie de la procédure standard». Il faut savoir que, jusqu’au bout, les régimes de Moubarak, de Ben Ali ou de Kadhafi ont fermement réprimé les islamistes. Ces dernières semaines, nombre de leurs leaders radicaux sont sortis de prison à la faveur des mouvements de libération. «La question n’est pas de savoir si des islamistes viendront en Suisse, mais comment on fera pour les identifier», s’inquiète le conseiller national UDC et inspecteur de police Yvan Perrin. T. P.
Six questions à Jürg Noth, chef du Corps des gardes-frontière
L’UDC veut que l’armée vienne soutenir le Corps des gardes-frontière. Serait-ce utile?
Un recours à l’armée n’est pas prévu. Même si on réintroduisait des contrôles systématiques à la frontière – comme le permettraient en ultime recours les Accords de Schengen – il faut du personnel spécialement formé. Pour contrôler les migrants ou lutter contre la criminalité transfrontalière, les gardes-frontière sont nécessaires.
Mais, en cas d’afflux massif de réfugiés, il vous faudra de l’aide…
A ce stade, nous n’avons constaté aucun changement en raison des événements en Afrique du Nord. En cas de besoin, le Corps des gardes-frontière peut déjà transférer du personnel d’autres régions vers les zones concernées. Si une vague de migration importante a effectivement lieu, je peux tout au plus m’imaginer une aide de l’armée pour la surveillance aérienne (hélicoptères, drones) ou éventuellement une aide logistique.
Pourrait-il aussi s’agir de miliciens?
Il est hors de question de recourir à des soldats de milice pour la surveillance des frontières. Pour cette tâche, il faut des professionnels formés et expérimentés.
Mais vous êtes déjà aujourd’hui en manque de personnel…
Nos effectifs sont serrés. Sur les 35 postes que nous avons demandés au Conseil fédéral, onze ont été accordés…
Alors que ferez-vous en cas de situation de crise?
Je peux très bien m’imaginer un soutien à travers les organisations partenaires des pays voisins, sur la base des accords policiers et douaniers bilatéraux.
Vous voulez dire que des gardes-frontière étrangers viendraient surveiller les frontières suisses?
L’accord avec l’Allemagne le permettrait, mais ce n’est pas l’idée. Il s’agit d’abord d’intensifier encore la collaboration, en échangeant par exemple des analyses de la situation ou en faisant des patrouilles communes là où c’est possible (avec les Français et les Allemands, ndlr). Cela permettrait de dégager des moyens pour les régions où nous manquerions de personnel, par exemple au Tessin. T. P.
Le Matin Dimanche