Sur une route désolée bordée de maisons inachevées, Ines Quono, âgée de 28 ans, repense au combat qu'elle mène sur une terre si lointaine qu'elle pourrait aussi bien vivre au pays d'Oz. Mais, au lieu d'un chemin de briques jaunes, la chaussée est crevassée, boueuse, jonchée d'ordures.
"Au Kosovo, la seule chose qui fonctionne, ce sont les banques ; nous sommes tous obligés d'emprunter de l'argent pour faire quoi que ce soit", déclare-t-elle. Ines Quono est l'une des dernières représentantes de la communauté juive du Kosovo, province du sud de la Serbie, à peu près grande comme la moitié du New Jersey, qui a proclamé son indépendance le 17 février 2008.
Le chômage y frise les 50 %, et le salaire moyen y est d'environ 230 euros par mois. "On se demande tous comment on va s'en sortir", explique Ines Quono, qui, encore étudiante à l'université, est déjà mariée et mère d'un enfant en bas âge. Pour elle et sa famille, l'avenir est incertain. Ils s'interrogent : leur destin les lie-t-il à Israël ou au sud-est de l'Europe, où leurs racines remontent au XVe siècle et à l'Inquisition espagnole ? A l'époque, des milliers de Sépharades avaient trouvé refuge dans les Balkans.
On ne dénombre plus que cinquante Juifs au Kosovo. Répartis en trois familles, ils vivent tous dans la ville de Prizren, étonnant joyau d'architecture ancienne au beau milieu d'un paysage dévasté par la guerre, la misère et le béton de l'ère communiste.
Angoissés par une guerre à laquelle ils ont assisté en témoins, confrontés à un avenir douteux, les Juifs de Prizren sont moroses. Quand la guerre a éclaté, les autres Juifs de la province - c'est-à-dire les cinquante autres qui résidaient dans la capitale, Pristina - ont fui en Serbie. Ils en parlent la langue et s'en sentent culturellement proches. Mais ceux de Prizren, qui parlent albanais et turc - une importante communauté turque vit aussi dans la région -, sont restés.
Aujourd'hui, le Kosovo, ayant rompu avec la Serbie, ceux qui, comme Votim Demiri, le père de Quono, gagnaient correctement leur vie sous le communisme ont du mal à quitter les maisons qu'ils ont bâties, même s'ils redoutent les tensions croissantes avec leurs voisins.
"Autrefois, il n'y avait pas d'antisémitisme, mais, avec les associations caritatives saoudiennes qui viennent ici maintenant, on sent pour la première fois l'influence du wahhabisme", dit Demiri, faisant référence à l'idéologie fondamentaliste que les religieux musulmans saoudiens s'efforcent - d'ailleurs sans grand succès - d'exporter dans les Balkans. "Je crois que, ces temps-ci, les journaux ne donnent plus une image si positive des Juifs."
Mais le principal sujet d'inquiétude des Juifs est celui de tous les Kosovars : nourrir leur famille. A cet égard, ils sont à la fois avantagés et défavorisés. Ils bénéficient du soutien de l'American Joint Jewish Distribution Committee (JDC), qui leur fournit des services sociaux, organise des célébrations pour les fêtes juives et tente de les aider à trouver un emploi. En revanche, les Juifs sont exclus des structures de ce quasi-Etat contrôlé par les Albanais, qui attribuent les rares postes disponibles à leurs amis et leur famille, constate Robert Djerassi, membre du JDC chargé des activités du comité au Kosovo. "90 % des juifs de Prizren sont au chômage."
Il est par ailleurs difficile, pour les Juifs de Prizren, de maintenir des relations avec d'autres Juifs de la région. "Ce que je voudrais, c'est les intégrer à quelque chose de plus vaste, les faire participer à des événements à Skopje ou Belgrade. Mais les enfants, en dessous de l'âge de 15 ans, ne parlent pas le serbe, ce qui rend la chose difficile", reconnaît Djerassi. "Notre vie spirituelle, comme notre vie économique, est un désastre." Du doigt, il montre son toit délabré. Ses enfants, semble-t-il, envisagent de s'installer en Israël.
Teuta Demiri, la s?ur de Quono, a 22 ans. Elle a passé un an dans un kibboutz, où elle a appris l'hébreu. Caissière dans une banque de Prizren, Teuta pense à l'aliya ["montée" en Israël], mais n'est pas sûre de pouvoir trouver un travail en Israël. Son frère, qui étudie l'hébreu, craint lui aussi pour son avenir professionnel.
"Depuis huit ans, je me demande si je dois partir en Israël", concède Votim Demiri, leur père. Il exhibe une photographie vieille de vingt ans, où l'on voit sa mère parler à Shimon Pérès à Ashdod, en Israël. Elle s'y est établie après la Seconde Guerre mondiale, tandis que ses enfants préféraient contribuer à l'édification d'un Etat socialiste au c?ur de l'Europe. Sans jamais oublier leurs racines juives. Mais la religion était loin de leurs préoccupations quotidiennes. Demiri fait partie de cette génération de Juifs qui se souviennent avec tendresse de la vie en Yougoslavie, dont le Kosovo faisait partie.
A 59 ans, Ulvi Zhalta fait beaucoup plus âgé que son cousin Demiri, qui en a 62. Il souffre de problèmes cardiaques et est aveugle d'un ?il. Comme presque tous les Juifs qui sont restés à Prizren après la Seconde Guerre mondiale, la mère de Zhalta a épousé un non-Juif, en l'occurrence un Albanais ethnique. "Elle est enterrée dans un cimetière musulman. Ici, il n'y a pas de cimetière juif, mais elle était enregistrée en tant membre de la communauté juive à Belgrade", raconte-t-il.
Zhalta dit avoir déposé une demande pour émigrer en Israël en 2000, mais il n'a pas encore reçu d'autorisation de la part de l'Agence juive de l'Etat hébreu. Selon lui, ce retard s'expliquerait par des doutes sur la judaïté de sa mère.