REPORTAGE | Le livre de Jacques Chessex, «Un Juif pour l'exemple», crée le malaise dans la population. Au-delà du crime nazi, c'est toute l'identité d'une région qui se trouve questionnée. Enterrer cette sombre histoire ou en parler encore pour ne pas oublier? A Payerne, le sujet attise les sensibilités.
PASCALE BURNIER | 06.02.2009 | 00:01
Ses pieds de porc, sa langue et ses tripes garnissent les menus des bistrots du coin. Une fierté viscérale à Payerne. Mais derrière le fumet de la cochonnaille, les ruelles historiques de la ville exhalent le malaise.
En 1942, Arthur Bloch, juif et Bernois, n'aura pas eu le temps de conclure son marchandage. Assassiné puis découpé en morceaux, le marchand de bétail deviendra un symbole de l'intrusion nazie au cœur des campagnes helvétiques. Des bons types, des voisins, des perdus, au dire de certains. Au final, cinq Payernois, Fernand Ischi, Max et Robert Marmier, Fritz Joss et Georges Ballotte, acquis aux dérives du Grand Reich, qui menaient à bien leur mission sanglante.
«Arrêter cette histoire»
Non, Payerne n'a pas oublié. Trente-cinq ans après ce crime sordide, un documentaire le lui rappelait. Aujourd'hui, Jacques Chessex, l'enfant du pays, ne lui permet pas l'oubli en signant son roman, Un Juif pour l'exemple. Le meurtre a apporté son lot de douleurs dans ce grand village. Le livre de Chessex, lui, ravive les rancœurs dans cette petite ville. «Il faut arrêter avec cette histoire. Si on n'en parle pas, on oublie mieux!» murmure Edmond Ischi, affaibli par ses 80 ans. Neveu d'un des assassins, cet ancien garagiste aborde le sujet même si le poids d'une telle filiation semble avoir usé l'homme. Pour accepter l'inacceptable, il évoque le contexte de la guerre. «Beaucoup de gens avaient des affinités avec les nazis ici, vous savez. Hospitalisé, je me souviens qu'on me chantait des airs de propagande. Moi j'étais jeune, alors que voulez-vous que Chessex puisse en juger? Lui, il ressort cette histoire pour l'argent.»
Les copains endoctrinés
Oublier, c'est aussi l'envie d'une légende de la cité, l'ancien facteur, Titi Descombes, alias Jean-Claude. Dans un quartier de Payerne en mutation, sa coquette maison ancre encore ce témoin de 80 ans au cœur du récit. «Vous voyez, là au fond du jardin, c'était la ferme des Marmier. Un peu plus loin, il y avait les Ischi. Et juste à droite, il y avait les Bloch, l'oncle d'Arthur.» Pour Titi, il y a le crime incompréhensible, celui de ses copains endoctrinés. Ceux-là même qu'il ira tous trouver à leur sortie de prison. Et puis, il y a le livre de Chessex. Ce livre qui salit les Payernois, ce roman pas toujours exact, à ses dires. «Moi je pense aux enfants des meurtriers, imaginez le boulet qu'ils ont traîné. Maintenant, il faut arrêter. Plus on brasse, plus ça sent mauvais», lance-t-il.
Et le devoir de mémoire? Un hommage revêtant la forme d'une place au nom d'Arthur Bloch, tué car il était juif, a proposé Jacques Chessex. Même pour les générations suivantes, l'évidence n'est pas de mise. «On ne doit pas oublier mais, pour moi, le devoir de mémoire a été fait, explique Gérald Etter, municipal et vétérinaire. La vérité historique n'a jamais été cachée. Mais quant à poser une plaque commémorative, je ne sais pas. La Municipalité en discute encore.»
Une simple plaque qui dérange le petit bourg encore hanté par cette histoire. «Les gens ne veulent plus être associés à ce crime. Et le problème de ce livre est justement là. Les Payernois s'inquiètent de ce qu'on pense d'eux. Et pourquoi ce meurtre mériterait-il plus une plaque qu'un autre? Le livre suffit», précise le libraire dont les ventes de Chessex ont déjà dépassé les records de "Harry Potter".
Chessex aurait-il donc piqué trop profondément la belle cité historique? A l'Office du tourisme on ne se plaint pas de la publicité faite à la ville. «On sait bien que les Payernois ne sont pas des tueurs de juifs. Mais vu la réaction aussi forte que cela a suscité, je pense qu'un travail de mémoire est nécessaire», indique Adrien Genier, directeur.
Un Juif pour l'exemple, Jacques Chessex, Editions Grasset, 103 p.
«Le Juif d'aujourd'hui, c'est le Kosovar ou le Cap-Verdien»
Un livre qui ravive la mémoire mais pas seulement. Dans une petite ville de 8000 habitants, où la population d'étrangers atteint les 30%, les dérives xénophobes de 1942 résonnent insidieusement. Dans un pub proche de la gare, deux jeunes assis à une table font vite le rapprochement. «A Payerne, il y a toujours l'esprit nazi qui rôde», balance rapidement Miguel, 22 ans, agent de sécurité. Un lourd regard vers son copain. Hésitant, Michael se confesse: «Je regrette tellement ce que j'ai fait. J'étais jeune et je n'y comprenais rien. Quand j'arrivais dans les fêtes de jeunesse, je faisais le salut hitlérien. Je trouvais que ce qui s'était passé durant la Seconde Guerre mondiale était normal. Maintenant, j'ai compris. D'ailleurs, une plaque en l'honneur de Bloch serait très bien.» L'histoire d'un juif assassiné dans leur ville, ils l'ont appris récemment par les médias. Un crime horrible selon les deux amis. Et pourtant. «Maintenant, les embrouilles on les a avec les Albanais et les Kosovars. Ils veulent montrer qu'ils sont les meilleurs alors moi je ne les porte pas dans mon cœur», explique Michael, l'ancien skinhead. Fils d'un immigré espagnol, Miguel, lui, dit rencontrer souvent des problèmes avec les étrangers. «Il pourrait se passer aujourd'hui à Payerne la même chose qu'il s'est passé en 1942. S'il faut en arriver là pour qu'ils comprennent…»Un témoignage fruit du hasard? Des propos qui viennent appuyer en tout cas le travail de Jean-Luc Chaubert, enseignant à Payerne et coordinateur du mouvement de soutien aux requérants. «Le livre de Chessex est justement une œuvre utile et nécessaire. Il permet de tirer les leçons du passé pour éviter les erreurs de demain.» Une poignée d'individus, certes. Suffisante pour des dérives fatales? «Oui, je suis soucieux de l'entente entre communautés. Le Juif d'aujourd'hui, c'est le Kosovar ou le Cap-Verdien. Jusqu'à maintenant rien de grave n'est arrivé mais il ne faut pas laisser un terreau favorable s'installer. Nous travaillons donc avec les autorités sur une commission Suisses-Etrangers.»
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