Paulo Branco attaque à nouveau le film de Fernand Melgar.
Le producteur portugais et président du jury du 64e Festival de Locarno précise pourquoi, selon lui, Vol spécial est un documentaire fasciste. Interview. Pourquoi considérez-vous Vol spécial comme fasciste?
Ce film suscite en moi révolte et indignation. A partir d’un sujet autour d’une loi abominable, le metteur en scène tourne un documentaire qui donne le beau rôle au «bourreau humanitaire». Jamais il n’y a de contestation ou de révolte. Il y a même une complicité avec ces fonctionnaires, puisque Fernand Melgar assiste à des réunions où est décidée l’expulsion d’un certain nombre d’immigrés. Il s’est servi d’eux en arguant d’une fausse complicité. Ce genre de film déculpabilise les responsables en focalisant sur le système, prenant prétexte que ce sont les citoyens qui font les lois. Cela me rappelle les attitudes collaborationnistes du passé, où les bourreaux ne sont jamais mis en cause directement! Vers sa fin, ce documentaire témoigne de la mort d’un immigré durant un vol spécial sans que le réalisateur ne censure a posteriori les images tournées avant son décès (ndlr: en fait, ce requérant décédé lors de la procédure de renvoi à Kloten n’était pas détenu à Frambois et n’apparaît pas dans le documentaire) . C’est inadmissible et condamnable. C’est pour cela que je parle. Parce que cela ouvre la porte au fascisme ordinaire qui envahit peu à peu nos sociétés.
Vous qui avez fui la dictature de Salazar au Portugal, ne trouvez-vous pas qu’utiliser le terme «fasciste» est hors de propos?
Je ne parle pas de la dictature au Portugal! Il s’agit d’un regard condescendant. Ce n’est pas un hasard si Vol spécial est un projet appuyé par tous les guichets qui existent en Suisse. Avec, en fil conducteur, cette caution légaliste que les gens sont là pour appliquer la loi. Sans jamais se demander si des lois aussi abominables ne devraient pas être mises en cause par les personnes en charge.
Si vous aviez été producteur de ce film…
Jamais de la vie je n’aurais produit un film comme celui-là!
Qu’aurait dû faire Fernand Melgar?
Déjà transmettre les informations qu’il détenait concernant des gens qu’il filmait soi-disant avec autant d’amour. Pour essayer au moins de prendre une position là-dessus. Ce qu’il n’a pas fait. Il n’était intéressé que par le résultat. Et puis, j’aurais aimé savoir comment des bourreaux comme ceux-là rentrent à la maison après la mise à mort et mangent avec leur famille comme si de rien n’était. Comment ils s’accommodent du métier qu’ils font. Ne rentrer que dans l’intimité volée des victimes, c’est facile. C’est même une exploitation qui humanise l’inhumanisable.
Lors de sa projection à Locarno, les 3000 spectateurs ont pourtant ovationné le film.
Mais ils ont applaudi avant même que le film ne débute. Là aussi, l’attitude du metteur en scène est inadmissible. Il a fait ovationner le directeur de l’établissement de Frambois, qu’il avait invité, et qui est sorti de la salle comme un héros avant même la projection. Sans que ce directeur ne nous explique pourquoi il fait ça et pourquoi il continue à le faire!
Donc, vous avez vu ce film avec 3000 collaborationnistes?
J’ai vu 3000 personnes qui ont été trompées. De toute façon, le collaborationnisme a été malheureusement assez majoritaire dans beaucoup de pays. Comme tous les autres pays, la Suisse doit se questionner sur ses lois, pourquoi elles existent et pourquoi les gens les votent. C’est peut-être le portrait peu correct d’un pays qui oublie de se remettre en cause.
Pourquoi avoir attaqué alors que les jurys ne commentent d’habitude que les films récompensés?
La lâcheté est partout. J’aimerais savoir pourquoi ce film a été accepté en compétition à Locarno. J’ai aussi été effrayé que ce film reçoive deux récompenses hors jury officiel. D’abord le Prix œcuménique. Même si, finalement, il suffit de voir l’attitude d’un pape comme Pie XII dans le passé pour comprendre comment le catholicisme est parfois à côté de la plaque. Mais le Prix de la jeunesse m’a montré que ce film ne passait pas inaperçu. Il fallait donc prendre position. D’autres membres du jury pensaient comme moi. Comme je n’ai pas eu le temps de les consulter, j’ai profité de cette conférence de presse pour faire une déclaration à titre personnel. Mais cette position, je le répète, était majoritaire dans le jury.
Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse, pense qu’un déficit d’explication sur le fonctionnement de nos institutions explique peut-être votre courroux.
J’analyse une œuvre. Pas des institutions. De cautionner ce film à travers ses institutions, c’est de la lâcheté. Je pense que Frédéric Maire n’a pas vu le film. Il y a une quinzaine d’années, j’ai produit La femme de Rose Hill, d’Alain Tanner, une fiction qui traite exactement du même sujet que Vol spécial . Sans complicité, sans condescendance, avec beaucoup de fermeté. Durant toutes mes présidences de festivals, je n’ai jamais vu un film aussi obscène que Vol spécial . Je n’ai pas d’autre mot pour ça.
Claude Ansermoz dans 24 Heures