Au Pakistan, Ali* a épousé par amour Sanila*, promise à un autre par son père. Grâce à la fondation lausannoise Surgir, ils ont échappé au crime d’honneur et se sont réfugiés en Suisse.
Elle est petite, menue, avec un beau visage à la peau claire et des lèvres qu’elle mordille en fixant le sol. Lui, c’est un gaillard robuste à l’air affable, de ceux qui triment derrière le comptoir d’un fast-food pour des clopinettes, mais avec le sourire.
Téléphones en cachette
Sanila, 24 ans, et Ali, 30 ans, se sont mariés par amour. Dans leur pays, le Pakistan, ce n’est pas la norme. Sanila et Ali ont failli mourir, pourchassés durant deux ans par sa tribu à elle, qui la destinait à un autre. Aidés in extremis par la fondation lausannoise Surgir, qui lutte contre les crimes d’honneur, les voilà désormais réfugiés en Suisse, à des années-lumière de leur pays et de leur culture, saufs, mais confrontés à une autre réalité: le déracinement.
Il parle, elle se tait, comme cela se fait là-bas. Il commence dans un bon français, puis poursuit en anglais, qui lui vient plus spontanément. Cousins éloignés, Ali et Sanila se sont connus à travers leur famille. Alors qu’elle termine l’école, ils entament une relation à distance, avec toutes les précautions que l’on prend dans un pays où une femme peut mourir pour avoir adressé la parole à un homme. Ils se téléphonent en cachette, il se rend chez ses voisins pour la regarder de loin. D’une maison à l’autre, ils se font des signes de la main.
Mais la relation ne peut se construire: le père de Sanila, 17 ans alors, veut la marier à un homme de 44 ans, déjà uni à une première femme et futur polygame. «Je me suis dit qu’ils allaient détruire sa vie», explique Ali. Ils partent dans une autre ville, il l’épouse. Mais le père de Sanila l’accuse de kidnapping et fait appel à la jirga, un tribunal tribal, qui décide que le couple doit être tué. Alors que d’autres «rendent la fille» pour sauver leur peau, Ali s’enfuit avec sa femme.
Deux ans. C’est le temps qu’ils ont passé à se cacher, de ville en village, et jusqu’en Malaisie, sans autre ressource que la solidarité de leurs connaissances. Elle se dissimule sous son voile, il laisse pousser sa barbe, dans l’espoir de ne pas être reconnu. Pour survivre, ils vendent leurs alliances. Mais ceux qui les pourchassent sont nombreux et déterminés. En 2008, un ami journaliste qui les aide est assassiné par des tueurs, à deux kilomètres de sa rédaction.
Permis humanitaires
C’est à travers une organisation locale que la Fondation Surgir apprend leur situation. Après de nombreuses démarches, elle obtient des permis humanitaires pour Ali et Sanila, dont elle sera responsable jusqu’à ce qu’ils deviennent autonomes financièrement. Le plus vite possible, espère Ali, qui voudrait ouvrir un commerce à l’aide d’un microcrédit – universitaire, il travaillait comme vendeur au Pakistan. Mais il lui faut aussi soutenir sa famille restée au pays, qui, fait rare, a refusé de le renier, et qui pâtit encore de la fuite du couple tout en priant pour lui.
Dans le petit studio où ils se sont installés, Sanila concède qu’elle souffre parfois de solitude. Ou plutôt, c’est Ali qui l’admet pour elle: «Sa famille lui manque». Elle sourit, ne le contredit pas. Ici, ils ont chacun un ami, lui, un Suisse, elle, une Pakistanaise, à qui elle doit mentir sur son passé, de peur d’être localisée par sa famille. Lorsqu’elle ne travaille pas comme femme de ménage chez des privés, elle surfe sur Internet ou fait la cuisine. Depuis qu’il est arrivé, son mari a pris du poids, parce qu’il se «détend». «On essaie d’être heureux», confie Ali, pour qui l’important est d’être resté en vie. Selon la Commission des droits de l’homme du Pakistan, 647 femmes et 250 hommes ont été victimes de crimes d’honneur en 2009. Pour Ali, c’est en partie son éducation qui les a sauvés: sans parler trois langues du pays et l’anglais pour fuir en Malaisie, ils n’auraient jamais tenu deux ans.
Pour le couple, c’est dur, très dur, encore aujourd’hui, et cela se voit. Pourtant, Ali ne regrette rien. Ce sont ses sentiments pour Sanila qui l’ont poussé à agir, mais pas seulement. Il était déjà en révolte contre la loi des tribus, qu’il considère sans rapport avec sa religion, l’islam. Pour son pays, il rêve d’égalité entre hommes et femmes. En le regardant parler ainsi, les bras croisés, on se dit que voilà, ce doit être ça, le courage, celui qui change le monde.
Demain, Ali reprendra son travail au fast-food.
Camille Krafft dans le Matin
* Prénoms d’emprunts