dimanche 1 novembre 2009
LE CHATEAU DES DESTINS CROISES
INTRODUCTION AU SEMINAIRE
PERCEPTIONS INTERCULTURELLES DES QUESTIONS
DE SECURITE EN MEDITERRANEE1
OU
LE CHATEAU DES DESTINS CROISES2
Laure BORGOMANO-LOUP3
La question des racines culturelles des concepts de sécurité est relativement peu étudiée, la sécurité étant plutôt l’apanage de la géopolitique ou de la géostratégie, domaines où l’actualité des relations internationales et les réflexions sur les capacités militaires ont davantage cours que l’anthropologie culturelle. Pourtant les conditions historiques et culturelles qui voient l’éclosion d’un concept sont importantes puisqu’elles lui donnent un sens et des connotations particulières.
Il est devenu banal de dire que le concept de sécurité s’est considérablement transformé et enrichi depuis le début des années 90. Le Dialogue Méditerranéen de l’OTAN est né précisément de la conviction que cette transformation était mal perçue et qu’il importait de rassurer les pays du Sud sur le devenir de l’OTAN, non plus seulement organisation militaire de défense collective mais organisation prônant la coopération en matière de sécurité entendue au sens large (“cooperative security”).
Depuis cette date, le Collège de Défense de l’OTAN a organisé plusieurs rencontres pour confronter et rapprocher nos visions de la sécurité. Dès 1998, le premier des séminaires internationaux de recherche du Dialogue Méditerranéen avait mis en relief ces différences de perception de la sécurité.
Selon les pays du Sud, “le Nord dispose d’une puissance militaire écrasante, potentiellement menaçante. Au Sud de la Méditerranée, les problèmes de sécurité sont essentiellement d’ordre interne: conflits locaux non résolus, instabilité économique, déséquilibres démographiques, problèmes d’environnement, régimes politiques autoritaires, désintégration sociale, développement d’une opposition islamiste violente.” Les pays du Nord pour leur part semblent voir dans la rive Sud de la Méditerranée “une source de menaces liées aux armes de destruction massive, aux problèmes engendrés par une immigration massive mal maîtrisée et au développement d’un terrorisme transnational.”
Le propos d’aujourd’hui n’est pas de discuter la valeur de ces différences de perception mais d’en interroger les fondements historiques et culturels. En effet, nous avons eu souvent l’impression d’opposer un discours à un autre discours, sans jamais parvenir à nous convaincre mutuellement. Peut-être est-ce parce qu’au-delà des faits, toujours têtus, la sécurité reste un objet d’interprétation en partie subjective dans lequel l’imaginaire et la mémoire jouent un rôle important.
Nous proposons donc de prendre les questions de sécurité par un biais nouveau: laissant de côté les conditions militaires et politiques de la sécurité, nous voudrions réfléchir ensemble aux racines anthropologiques qui sous-tendent sa perception. Notre hypothèse est que notre passé commun, de part et d’autre de la Méditerranée, nous a rendus à la fois proches et étrangers4. Nous nous sommes alternativement envahis et agressés; nous avons commercé et nous nous sommes enrichis; nous avons mêlé nos populations et nos cultures par la colonisation et par l’immigration. Tous ces contacts laissent des traces dans la mémoire et dans l’imaginaire.
Pour reprendre le titre d’un roman d’Italo Calvino, la Méditerranée est devenue pour nous “le château des destins croisés”, un interminable jeu de tarots où les positions des joueurs changent et s’échangent. Si la modestie de cet Atelier ne nous permet pas d’aller très profondément dans l’analyse, du moins voudrions-nous commencer à nous interroger sur cette histoire en miroir qui est la nôtre. Peut-être alors comprendrons-nous comment des événements et des notions aussi connotées que “Croisades, religion, guerre sainte, guerre juste, invasions…” influent sur notre perception de la sécurité.
Nous avons choisi de limiter notre réflexion à deux thèmes. Celui de l’invasion/immigration d’une part et celui de la religion/violence d’autre part.
1. Invasion/immigration
Les discours du Nord sur l’immigration portent souvent la trace du souvenir des invasions ottomanes et de l’occupation arabe d’une partie du Sud de l’Europe. Malgré toutes les statistiques rassurantes, en dépit du fait que les mouvements migratoires touchent d’abord les pays du Sud eux-mêmes, tout un imaginaire européen dépeint l’arrivée des immigrés du Sud sous les traits de hordes d’autant plus dangereuses qu’elles rappellent les attaques barbaresques. A la crainte rationnelle de ne pas savoir intégrer et accueillir des populations nouvelles se substitue le soupçon que ces “hordes” sont animées d’une volonté délibérée de nuire à l’Europe. Ainsi se développe un racisme anti-arabe et anti-musulman, conforté par les crises internationales, l’expansion de l’islamisme radical et la peur du terrorisme. La boucle se trouve rapidement bouclée: l'immigration venue du Sud est perçue comme inassimilable, dangereuse, hostile. Le discours d’extrême-droite le plus radical en appelle alors aux ancêtres mythiques, tel “Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers.” On notera que la peur du monde musulman occupe ainsi la place du communisme dans les années cinquante.5 L’invasion rampante et hostile constitue donc le mythe sous-jacent de l’immigration.
Les pays du Sud ne sont pas en reste. Le discours hostile à la mondialisation, se focalisant sur la critique de l’hégémonie culturelle et économique de l’Occident, traduit pour sa part la peur de voir l’identité culturelle et religieuse balayée par la diffusion massive de concepts venus du Nord. A ‘l’invasion des populations du Sud’ répond, en miroir, ‘l’invasion des valeurs du Nord’. Le discours islamiste anti-occidental rejoint aujourd’hui en partie le discours des luttes de libération nationale et de l’idéologie nationaliste arabe des années cinquante et soixante. L’expérience de la colonisation, avec son cortège d’institutions politiques, sociales et culturelles imposées aux colonisés, a apporté en son temps une justification historique et théorique à ce refus de l’invasion culturelle. Mais la colonisation ne faisait elle-même que raviver le souvenir des Croisades. Aujourd’hui, le souvenir des invasions ottomanes et arabo-berbères, celui des Croisades et de la colonisation bloquent la réflexion rationnelle sur l’acculturation et la fertilisation croisée des valeurs et des institutions.
Comme le souligne Mohamed Arkoun: “Depuis 1945 (…) les termes Islam et Occident ont polarisé un intense travail de construction imaginaire de l’Autre. A la diabolisation islamique et arabo-islamique de l’Occident répond, dans une dialectique polémologique la construction imaginaire de l’ennemi
L’Islam.” Dans ce contexte, le Sud semble plus profondément touché dans la mesure où la recherche historique y est nettement moins développée qu’au Nord de la Méditerranée. Au Proche Orient, comme le souligne Georges Corm, les modèles de l’imaginaire collectif restent figés dans un passé de gloires et de souffrances, idéalisées ou mythologisŽes; il n’y a d’avenir que dans un retour aux grandeurs perdues… Le Proche Orient s’est enfermé dans un modèle de “temporalité régressive”7.
Nous sommes ici au coeur de ce que Mohamed Arkoun appelle le passage de la mytho-histoire à la mytho-idéologie8. Les faits historiques, réels, sont transfigurés, interprétés en mythes fondateurs, transformés en représentations idéalisées qui finissent par imposer leur signification au passé, mais aussi à interpréter le présent et à orienter le futur. Devenues mytho-idéologies, ces constructions intellectuelles résistent à l’analyse historique critique. De là vient cette incompréhension lorsque nous opposons nos visions mutuelles du monde. Pour l’Occident, la page de la colonisation et celle des Croisades est définitivement tournée. Pour le monde arabe, elle continue à donner sens à des événements aussi divers que les deux guerres du Golfe, la création de l’Etat d’Israël ou encore la domination du modèle libéral américain dans la mondialisation économique et culturelle.
2. Religion, pouvoir, violence
Cette prégnance de la mytho-idéologie se retrouve également dans la façon dont le sacré s’articule sur le pouvoir et la violence.
Afin de clarifier les termes du débat, nous proposons une réflexion en deux temps: le premier concerne les concepts de laïcité et de sécularisation ; le second le rapport entre religion et violence.
2.1 Laïcité et sécularisation: la religion est-elle soluble dans la modernité ?
L’abondante littérature sur l’Islam née sur les décombres des attentats de septembre 2001 n’engage le plus souvent qu’un dialogue de sourds, quand il ne réactive pas les fantasmes les plus méprisables et les plus racistes.9 L’obsession occidentale de voir en une religion, l’Islam, la source principale de la violence et de l’obscurantisme, sans s’interroger davantage sur les conditions économiques, politiques et sociales, en dit long sur notre difficulté partagée à réaliser les conditions d’une véritable laïcité. Mais que signifie exactement ce concept?
A la suite du mouvement des Lumières, les Etats occidentaux modernes se sont institués en séparant la sphère religieuse de la sphère politique. Cette séparation a pris des formes différentes selon les cas, en fonction de chaque histoire particulière. La France, longtemps considérée comme “la fille aînée de l’Eglise” a opéré au début du XXème siècle une séparation d’autant plus rigoureuse que les forces anti-républicaines étaient alors majoritairement catholiques. Il n’empêche que la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui fait partie intégrante de la Constitution de la Vème République, est toujours placée sous les auspices de l’Etre Suprême. En Angleterre, la reine est encore aujourd’hui le chef de l’Eglise anglicane. En Allemagne, l’Etat est religieusement neutre, ce qui n’empêche pas la coopération entre lui et les Eglises sur certains sujets, en particulier dans le domaine de l’éducation. Dans chaque cas, le rapport entre l’Etat, la société et la religion ou les religions dominantes, prend des formes institutionnelles particulières qui n’ont pas de rapport direct avec la persistance ou non de la ferveur religieuse des fidèles. En Europe comme aux Etats Unis les valeurs religieuses ont joué et jouent toujours un rôle politique et social et participent à la modernité. Cependant ce n’est pas la religion qui dicte sa loi au politique. Sans doute conviendrait-il alors de distinguer entre la sécularisation -désacralisation objective de l’activité politique et sociale- et la laïcisation entendue comme un phénomène plus subjectif et idéologique qui entraîne une mise en question des valeurs religieuses en tant que telles.10
Dans les pays du Maghreb et du Machrek, le concept de laïcité en tant que tel n’a pas de sens, ce qui ne signifie pas pour autant que l’attachement à l’Islam soit par nature anti-moderne. De fait, comme le souligne Burhan Galioun, l’Islam a été pour les pays arabes et musulmans tour à tour le support d’une identité nationale ou communautaire face à la colonisation ou à l’agression étrangère, la première source de légitimation des transformations sociales modernes11 pour devenir aujourd’hui l’expression des frustrations et des revendications de masses laissées pour compte ou marginalisées par leur propre régime.
2.2 Religion et violence
Quel lien une religion monothéiste entretient-elle avec la violence? Comment intervient-elle dans l’élaboration des concepts de “guerre sainte”
(croisade, Jihad) et de “guerre juste”? Comment est-elle instrumentalisée par le pouvoir politique? Poser la question revient à analyser la place de la religion dans la société, et donc les conditions historiques, politiques et sociales dans lesquelles elle évolue. Car le Texte sacré ne parle jamais tout seul; il est toujours interprété.
Il est donc assez vain de se demander si le Coran prêche la violence et la religion chrétienne l’amour ou l’inverse. L’important, comme le souligne Olivier Roy, est moins ce que dit le Coran que ce que les Musulmans disent du Coran12. La lecture du même Evangile a nourri en Europe, et au même moment, la douceur miséricordieuse de Saint François d’Assise et la violence inquisitoriale de Saint Dominique. La violence, sous la forme sacrificielle, fait partie de la religion mais elle y assume souvent un rôle cathartique. La justification de la guerre relève pour sa part avant tout du politique. L’historien Jean Flori montre bien comment le christianisme, viscéralement réfractaire à la violence et à la guerre, a mis onze siècles pour accomplir une révolution doctrinale radicale l’amenant à justifier la guerre sainte des Croisades et à sanctifier le “moine soldat”. La guerre défensive a d’abord été une nécessité pour protéger l’empire devenu chrétien. Puis l’implication toujours plus grande de la papauté dans les affaires temporelles, celle de l’Eglise dans la société, amenèrent progressivement l’idée que la guerre pouvait être justifiée, puis juste, enfin sainte lorsqu’ils s’agissait de défendre des Lieux Saints. A la fin du XIème siècle, Jihad et guerre sainte se sont ainsi rencontrés dans la même sacralisation de la guerre13. Dans les siècles suivants, les guerres dites de religion verront s’opposer les Chrétiens entre eux, pour la plus grande angoisse d’Erasme14. Maintenant que l’Eglise n’assure plus de pouvoir temporel, elle délivre un message résolument pacifique.15
Lorsque les Islamistes font un usage politique et violent de l’Islam, ils utilisent à leurs propres fins et sans médiation critique un matériel historique particulier. Ils sont aidés en cela par l’écroulement des idéologies nationalistes et socialistes de ces dernières décennies. La religion occupe ainsi le vide idéologique laissé par les millénarismes messianiques laïcs. Il y a donc urgence à sortir de cette vision a-historique de l’Islam, tant pour l’Occident, prompt à chercher dans le Coran la justification de ses peurs, que pour les pays musulmans où certains s’épuisent aujourd’hui à démontrer l’inanité théologique des thèses extrémistes de Ben Laden16. Il faut mener une réflexion sur le fait religieux, saisi dans sa dimension anthropologique et politique, plus que sur le texte religieux lui-même17. En effet la violence est constitutive de tout mouvement millénariste, proposant à ses adeptes la venue du Salut, sur cette Terre et/ou aux Cieux. En ce sens, Georges Corm rejoint Mohamed Arkoun lorsqu’il dénonce la persistance du religieux et de l’eschatologique dans les théories occidentales modernes les plus laïques en apparence. La thématique du Salut n’est pas réservée aux seules religions révélées. Elle a été et est toujours un puissant moteur idéologique et moral dans la vision que les Etats Unis ont d’eux-mêmes et de leur mission dans le monde18. Elle a déterminé la vision eschatologique de la fin de l’histoire, au XIXème siècle par la Science, aujourd’hui par le triomphe de la démocratie et du libéralisme économique19.
Cet Atelier voudrait donc être le lieu d’un débat qui nous permettrait de sortir de l’impasse de ces mytho-idéologies, de reconnaître dans les questions de sécurité du présent les perceptions induites par notre histoire.
NOTES
1 Ce texte ne reflète que les opinions de l’auteur et n’engage ni l’OTAN ni le Collège de Défense de l’OTAN.
2 Italo Calvino, Il Castello dei destini incrociati, Oscar Mondadori, Milan, 1973. Dans ce roman, Italo Calvino utilise le jeu de Tarots comme source d’inspiration et procédé d’écriture.
3 Mme Laure Borgomano-Loup est Docteur d’Etat en Sciences Humaines, Conseiller de Recherche au Collège de Défense de l’OTAN, Rome, Italie.
4 Par “nous”, nous entendons ici principalement les pays riverains de la Méditerranée mais nous devons bien sûr inclure aussi les Etats-Unis. Leur situation est ici particulière, dans la mesure où leur rôle comme acteur majeur de la sécurité en méditerranée est plus récent. Leur rapport historique à la Méditerranée est donc différent mais reste un facteur déterminant de la perception de la sécurité.
5 L’exemple populaire le plus réussi de cette mise en scène de l’imaginaire peut se voir dans le film de Gordon Douglas, tourné en 1954, “Them!” (Titre français “Des monstres attaquent la ville!”). Dans ce film, des fourmis géantes, dont le mode d’organisation ressemble fortement à celui d’une société communiste, attaquent une ville américaine après s’être longtemps cachées dans son sous-sol.
6 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, De Manhattan ˆ Baghdad. Au-delˆ du Bien et du Mal, Desclée de Brouwer, Paris, 2003, p. 23.
7 cf. Georges Corm, Le Proche-Orient ŽclatŽ, 1956-2003, Gallimard-Folio, Paris, 2003.
8 Mohamed Arkoun et Joseph Maïla, op. cit.
9 cf. Oriana Fallaci, La Rage et l’orgueil, Plon, Paris, 2002.
10 cf. Burhan Ghalioun. Voir en particulier, Le malaise arabe, l’Etat contre la nation, L’Harmattan, Paris, 1991 et Islam et politique, la modernitŽ trahie, Editions la Découverte, Paris, 1997.
11 Voir le rôle joué par les Ulémas rénovateurs et la tradition de l’Islâh impulsée par Jamal Eddin al-Afghani in Maurice Borrmans, Dialogue islamo-chrŽtien ˆ temps et contretemps. Editions Saint-Paul, Versailles, 2002.
12 Olivier Roy, L’Islam mondialisŽ, Editions du Seuil, Paris, 2002.
13 Jean Flori, Guerre sainte, Jihad, Croisade, Editions du Seuil, Paris, 2002.
14 Erasme, Plaidoyer pour la paix persécutée. Dans ce texte, publié en 1517, Erasme défend l’idée que si les hommes font la guerre, malgré leur religion, c’est au fond parce qu’ils aiment cela plus que tout. On y trouve aussi l’idée que la guerre entre Chrétiens est doublement haïssable: “Encore, dit-il, s’il s’agissait d’aller faire la guerre aux Turcs….”
15 cf. les prises de position de l’Eglise catholique lors de la dernière intervention en Irak.
16 Pour une analyse de l’idéologie politique de Al-Qaeda voir l’article de Maha Azzam, “Al Qaeda, the Misunderstood Wahhabi Connection and the Ideology of Violence”, RIIA, Middle-East Programme, Briefing Paper 1, London, 2003.
17 Bien entendu, cela n’enlève nullement son importance au dialogue des religions, toujours utile pour le rapprochement des peuples.
18 C’est le thème de “l’exceptionnalisme américain” qui peut s’incarner selon deux modèles: celui de la Terre Promise, libre et républicaine, à préserver ou celui de la Croisade pour la civilisation et la démocratie. Pour une analyse de ces notions, voir Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde – Dilemmes d’une superpuissance. Editions Autrement, Paris, 2003
19 Georges Corm, Orient-Occident: la fracture imaginaire. Editions La Découverte, Paris, 2002.