Fin de la tolérance pour les sans-papiers?
Paru le Jeudi 24 Septembre 2009PERMIS - La lutte contre le travail «au noir» à Genève frappe des employés sans statut légal engagés «au gris» et déclarés aux assurance sociales. Le Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs sonne le tocsin.
François Longchamp est-il devenu daltonien? Il mélangerait le travail au noir et «au gris», selon une sévère critique émise hier par le Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (SIT). La récente liste des entreprises genevoises interdites d'accès aux marchés publics pour infraction à la loi sur le travail au noir amalgame le travail non déclaré et le travail sans permis, reproche en effet le syndicat, avec de lourdes conséquences pour les salariés concernés. La distinction entre les deux catégories est pourtant connue des autorités, assure Christina Stoll, sa cosecrétaire générale.
L'entrée en vigueur de la loi fédérale contre le travail au noir – qui n'est déclaré ni aux assurances sociales ni aux impôts, créant ainsi une distorsion de concurrence entre entreprises – laissait craindre un regain de chasse aux travailleurs sans papiers. Ces derniers cotisent pourtant souvent aux assurances sociales et paient des impôts même s'ils ne disposent pas d'autorisation de séjour. Ils sont donc «au gris». Cette nuance a fait l'objet de discussions approfondies en 2007 à Genève entre l'Etat, le patronat et les syndicats.
Rencontre urgente
Si ces derniers sont acquis à la traque du travail réellement dissimulé, ils avaient alors obtenu une tolérance en faveur des travailleurs sans statut légal qui remplissent des fonctions indispensables à l'économie genevoise. Les sanctions infligées indistinctement à huit entreprises font désormais craindre au SIT un changement de doctrine des autorités. Si Christina Stoll subodore un simple «dérapage électoraliste» destiné à embellir le bilan du magistrat en charge de l'emploi, elle aimerait être rassurée. En conséquence, le SIT vient de demander au gouvernement une rencontre urgente afin de tirer l'affaire au clair.
Sur les huit cas sanctionnés à Genève, seuls deux relèveraient de fraudes aux assurances et au fisc, assure en effet le SIT. Selon Thierry Horner, secrétaire syndical, l'une d'entre elles «est connue depuis des années». «Elle engage des sans-papiers pour les faire travailler à 12 francs de l'heure, sans les déclarer aux assurances sociales. Sanctionner celle-là ne nous dérange pas.» Mais six autres concernent des travailleurs «au gris», dont certains étaient en cours de régularisation. M.Horner a même vu, pour certains, des fiches de salaires décomptant les cotisations sociales. La tolérance admise en 2007 devrait donc s'appliquer dans ces circonstances.
Concurrence aux chômeurs
Secrétaire général adjoint au Département de la solidarité et de l'emploi, Bernard Favre défend son magistrat en soutenant que la distinction entre le travail «noir» et «gris» n'existe pas dans la loi fédérale. De plus, la libre circulation des personnes est passée par là. Selon le fonctionnaire, la possibilité d'engager du personnel partout dans l'Union européenne a pour corollaire de limiter la venue de ressortissants extracommunautaires. «Si on ne sanctionne pas les employeurs engageant des travailleurs au noir, à quoi servent les procédures d'autorisation menées par la commission tripartite», questionne M.Favre.
Il défend également le marché local du travail. «Les gens engagés au noir sont souvent peu qualifiés», poursuit le fonctionnaire. «Or, Genève comprend quinze mille chômeurs dont les plus fragiles ont aussi une faible formation, il n'est pas possible de fermer les yeux sur le travail illégal tandis que des salariés en règle n'ont pas d'emploi.» Bernard Favre garantit néanmoins que «l'accord sur la régularisation des sans-papiers travaillant pour des employeurs domestiques n'a pas changé d'un iota». «Cette frange de l'économie n'est pas notre priorité, nous nous en prenons aux employeurs bénéficiant d'une distorsion de concurrence en violant la loi.»
Fabrique de travail au noir
Reste que le SIT a déjà connaissance de travailleurs licenciés par les entreprises fautives. «Ils risquent de se retrouver vraiment «au noir» car ils ne vont pas quitter Genève et n'ont pas droit au chômage, quand bien même ils ont payé des cotisations», remarque le secrétaire syndical Shani Zekolli. «Avant-hier, j'ai encore eu connaissance de deux licenciements d'employés au gris dans un restaurant. Le patron n'a plus voulu prendre de risques. Que vont-ils retrouver comme emploi?» Selon Christina Stoll, la fin de la tolérance du travail «au gris» s'apparente à une «machine à fabriquer du travail au noir».
Bernard Favre tente de tempérer. Pour lui, même le travail «gris» ne protège pas vraiment les travailleurs. Ces derniers n'ayant pas droit au chômage, «ils sont dans une grande dépendance par rapport à leurs patrons et risquent de subir une surexploitation éhontée».
Des cas bien pires
Enfin, le SIT s'étonne du choix de ces huit entreprises. Depuis des années, le syndicat a déposé moult dossiers de dénonciation devant le département ou le procureur général, sans suites apparentes. Et d'en égrener quelques-uns. «Une entreprise du bâtiment ne respectait pas les salaires minimaux et avait soustrait aux assurances sociales des centaines de milliers de francs, nous n'avons eu aucun retour», critique M.Horner. Autre exemple, «une entreprise a été condamnée aux Prud'hommes à verser 156000 francs d'arriérés de salaires à un travailleur, mais la caisse AVS n'a pas attaqué le patron sur le retard de cotisation». Et dans la restauration, M.Zekolli, rappelle encore le cas du Griffin's, dénoncé publiquement à fin août. «Le patron ne déclare rien, il n'y a pas de fiches de paie, mais l'Etat n'a pas encore mené de contrôle dans cette entreprise.»
Sans connaître le détail des dossiers incriminés, Bernard Favre affirme que toute dénonciation fait l'objet d'une instruction. Il admet toutefois que les plaignants ne sont pas systématiquement informés des procédures enclenchées, notamment de la part du procureur général