vendredi 15 juillet 2011

Les étrangers, boucs émissaires de la crise du logement

Pour de nombreux citoyens suisses, la pénurie de logements et la hausse des loyers sont dues à l’arrivée massive, ces dernières années, de migrants hautement qualifiés. Deux études nuancent cette vision.

Aux yeux de nombreux Suisses, et surtout en période électorale, l’immigration est responsable de tous les maux. Traditionnellement, c’est le marché du travail qui est censé pâtir de l’arrivée de nouveaux venus, qu’ils soient très qualifiés, comme c’est le cas avec la libre circulation des personnes, ou pas qualifiés du tout. Dans les deux cas, les étrangers feraient pression sur les salaires et «voleraient» des emplois aux citoyens suisses.
Mais, depuis quelques mois, «la discussion s’est déplacée du marché du travail au logement, note Gerhard Schwarz, directeur du groupe de réflexion libéral Avenir Suisse, financé par les milieux économiques. C’est pourquoi nous avons voulu étudier les éventuelles répercussions de l’immigration sur les prix de l’habitat en Suisse, dans le cadre d’une enquête sur la classe moyenne qui verra le jour en 2012.»
L’étude «Migration, logement et bien-être» d’Avenir Suisse, suivait de quelques jours une autre analyse, publiée par l’Office fédéral du logement (OFL). Cette dernière, portant sur les années 2005 à 2010, démontre la corrélation entre libre-circulation et évolution des prix et de la demande sur le marché du logement.
Au contraire, l’étude d’Avenir Suisse, qui élargit le champ d’analyse en remontant à 1970, révèle que la pénurie n’est pas le fait des étrangers. Ces derniers accentuent toutefois un problème inhérent à la Suisse, estime Avenir Suisse.

Augmentation des ménages étrangers

Tous les experts s’accordent pour dire que la pénurie et l’augmentation des loyers touchent principalement le bassin lémanique et la région Zurich-Zoug, la Suisse centrale n’étant pas épargnée. Selon l’OFL, le loyer des appartements a augmenté de 8,4% en moyenne en Suisse depuis 2005. A Zurich, la hausse atteint 10,35% et, en Suisse romande, 11,75%.
Sans pouvoir chiffrer le pourcentage imputable aux étrangers, l’étude conclut à une «corrélation certaine» en se basant sur l’augmentation des ménages étrangers dans la population générale. Cette hausse est particulièrement visible dans les cantons frontaliers.
Avenir Suisse et l’auteur de l’étude, Patrik Schellenbauer, expert en marché immobilier, prennent un autre angle: ils comparent la hausse des loyers, la croissance du parc des logements et l’augmentation du pouvoir d’achat en Suisse. Et, selon cette analyse, les loyers ont bel et bien augmenté, mais les salaires ont progressé encore plus.
Les chiffres: depuis 1970, déduction faite du renchérissement, les loyers ont augmenté de 38,5% ou de 0,8% par année. Une augmentation «modeste», selon Avenir Suisse, puisque, dans le même temps, la population a crû de 27% et les salaires effectifs ont progressé de 65%, ou de 1,3% par année.

«Augmentation du bien-être»

«Même si la classe moyenne a perdu quelques points de pourcents dans la croissance globale, les loyers restent supportables pour toutes les couches de la population, déclare Patrik Schellenbauer. En 2006 et 2008, le logement et l’énergie comptaient pour 15,8% des revenus bruts d’un ménage suisse moyen. La hausse des prix «est due à une augmentation importante du bien-être», telle que taille plus grande des appartements.
Pour autant, tout n’est pas au mieux dans le meilleur des mondes. Le renchérissement réel des loyers pour la dernière décennie est passé à 2,5% par année, en raison de la stagnation des constructions. La demande s’est déplacée des campagnes vers les grands centres et leurs agglomérations, «où la construction est plus chère et soumise à des règles plus strictes».
De plus, selon Avenir Suisse, dans une ville comme Zurich, outre 25% de personnes habitant dans des coopératives, 12% sont propriétaires et plus de 40% sont «captifs» et ne quittent pas leur logement pendant des années, voire des décennies. Ce sont 75% des habitants qui sont «protégés contre l’évolution des prix».
«La politique du marché du logement des grandes villes suisses est historiquement axée sur les ménages à revenus faibles, écrit Patrik Schellenbauer. Le citadin suisse de la classe moyenne se sent donc sous pression», quand bien même, selon l’expert, les loyers sont tendanciellement trop bas dans les grandes villes.
Les nouveaux venus, «qui ne sont pas tous étrangers, mais également suisses», précise le chercheur, doivent se tourner vers le marché des nouvelles constructions et des rénovations pour se loger. Dans ce segment, effectivement, les prix explosent.

Les coopératives contre-attaquent

L’étude dénonce l’encouragement aux coopératives de construction, qui fait perdre des recettes fiscales à la collectivité et entrave la mobilité des locataires. Or ce sont les travailleurs hautement qualifiés qui ont, précisément, besoin de mobilité.
Dans un communiqué, l’Association suisse des locataires (Asloca) s’est insurgée contre cette critique. «Contrairement aux gérances privées, les coopératives ne recherchent pas un rendement de leur parc locatif, ce qui permet d’abaisser les loyers. Les profiteurs ne sont certainement pas les habitants des coopératives mais les propriétaires privés qui veulent obtenir de fortes marges bénéficiaires aux centres des villes.»
Dans plusieurs cantons, l’Asloca a déposé des initiatives demandant de nouveaux instruments de régulation du marché du logement pour stopper la pénurie. Une des idées récurrentes est de créer des zones avec des quotas minimums de loyers modérés. Zoug a accepté un tel projet en votation.
Un seul point met tout le monde d’accord: il faut construire davantage de logements. Pour Avenir Suisse, la densification des centres urbains est incontournable. «C’est la seule manière de préserver le sol et le paysage tout en accueillant de nouveaux migrants hautement qualifiés, «dont la Suisse dépend pour conserver son bien-être matériel.»

Ariane Gigon, Zurich pour swissinfo.ch

De travailleur immigré à musulman

Lorsqu’ils sont arrivés en Suisse pour travailler, ils ont été désignés par la population indigène comme «les Turcs» ou «les Albanais». Aujourd’hui, ils sont englobés sous la dénomination commune de «musulmans». Une construction purement politique et médiatique, comme le souligne une étude.

Dans l’espace public, la «minorité musulmane» de Suisse est de plus en plus régulièrement présentée comme une menace. C’est en résumé le résultat d’une étude réalisée par le Fonds national de la recherche scientifique, sous l’égide des sociologues de l’Université de Zurich Patrik Ettinger et Kurt Imhof.
En analysant les compte-rendu et les reportages consacrés aux conflits touchant les pays musulmans et aux attentats terroristes liés à la mouvance islamiste radicale, les auteurs ont pu déterminer comment l’image des musulmans avait changé au cours des dernières années. Les amalgames et la généralisation entourant les migrants de confession musulmane ont gagné en importance jusqu’à la votation sur l’interdiction des minarets de novembre 2009.
«En Suisse, cette émergence est liée aux attentats de Londres et Madrid ainsi qu’à la polémique autour des caricatures de Mahomet, davantage qu’aux attentats du 11 Septembre. Dans les reportages réalisés autour de ces évènements majeurs, l’image d’un islam violent et d’un choc des cultures s’est peu à peu imposé», souligne Patrik Ettinger.

Une image en changement

«Ce sont surtout l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice) et dans une moindre mesure l’Union démocratique fédérale (UDF / droite chrétienne) qui ont contribué au transfert de l’image que l’on se faisait des musulmans au niveau international à un niveau suisse», ajoute le sociologue. Au travers de ces influences, les migrants musulmans sont peu à peu devenus «les musulmans». Auparavant, affirme Patrik Ettinger, ils étaient déterminés par leur appartenance ethnique: Turcs, Bosniaques, Albanais, etc. «Je ne crois pas que l’identité musulmane était déjà présente en arrière fond. Cette appartenance s’est forgée au travers de la nouvelle image qu’on leur a attribué».  
Ce changement de perception du voisin turc devenu musulman trouverait son fondement dans l’image que les Suisses se font d’eux-mêmes et de leur culture. Celle-ci aurait changé, d’après les auteurs de l’étude. «Nous assistons à un changement social rapide en Suisse. La migration de personnes issues des classes supérieures et moyennes désécurise la classe moyenne suisse». A cela s’ajoutent d’intenses discussions sur la position de la Suisse en Europe et dans le monde et le discrédit jeté sur la classe politique, affirme Patrik Ettinger. «Dans ce contexte, il y a un acteur de la droite populiste qui renforce et attise cette insécurité. Il veut imposer une définition spécifique du citoyen suisse et poser des délimitations à l’égard des étrangers et des musulmans».
La performance de la Suisse en matière d’intégration n’est pas suffisamment prise en considération, soulignent les auteurs de l’étude. «Durant la migration italienne des années ’60, beaucoup craignaient que les villes protestantes de Suisse alémanique ne soient submergées par une vague catholique. De la même manière qu’on attise aujourd’hui la peur d’une islamisation de la Suisse. Mais la majorité des musulmans n’interprète pas davantage leur religion de manière fondamentaliste que ne le font les catholiques italiens et espagnols».

Critique de l’UDC

Dans une prise de position, le secrétaire général de l’UDC Martin Baltisser affirme à propos de l’étude: «L’islam tel que décrit dans l’étude est très éloigné de la situation réelle et de la perception de la population». Du point de vue du parti, l’étude est d’une «utilité douteuse». Aujourd’hui, les sources de tension seraient de plus en plus nombreuses. En 1970, il n’y avait que 16'000 musulmans en Suisse, contre plus de 400'000 aujourd’hui, souligne Martin Baltisser.
Le débat public se construit autour de véritables enjeux: problèmes d’intégration, respect de l’ordre juridique, comportement au sein de l’environnement familial, scolaire et officiel, mais aussi question de la représentation de la communauté musulmane. Selon Martin Baltisser, les auteurs de l’étude ont développé «une conception étrange des effets de causalité». La perception publique est plus complexe, dit-il.

Approbation de l’imam de Zurich

Pour Sakib Halilovic, imam bosniaque de Zurich, les résultats de l’étude vont au contraire dans la bonne direction, et le travail lui semble avoir été effectué de manière  sérieuse. «L’affirmation selon laquelle les médias n’ont pas réussi à différencier le terrorisme international de l’islam et de la plupart des musulmans intégrés de Suisse me semble pertinente».
Depuis des années, Sakib Halilovic se bat contre ces amalgames dénigrants et contre lesquels il avait déjà dû lutter avant la guerre de Bosnie. Il lui semble incompréhensible que l’on puisse mettre dans le même panier des musulmans provenant de couches sociales très différentes, de continents aussi variés que l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et ceci quel que soit leur statut, du travailleur hautement qualifié au requérant d’asile. «Ce n’est pas l’islam en soit qui est un problème», dit-il.

Colère contre les convertis suisses

«Après le 11 Septembre 2001, tout musulman a soudainement été perçu différemment. En cela, on ne peut donner que raison à l’étude», affirme Yahya Hassan Bajwa, responsable d’un bureau pour la communication interculturelle à Zurich et député du Parlement argovien. «Même mon médecin de longue date m’a alors questionné sur mes éventuels liens avec le terrorisme». La manière dont l’UDC a politisé la question a eu une influence directe sur le cliché négatif entourant l’islam et les musulmans, selon Yahya Hassan Bajwa.
Ceci est apparu clairement en marge de la votation sur l’interdiction des minarets, lors de laquelle tous les pronostics et sondages se sont avérés erronés. Yahya Hassan Bajwa Bajwa s’insurge également contre ces Suisses convertis à l’islam, qui se présentent avec assurance aux médias et dont les exigences radicales n’ont pas seulement provoqué le mécontentement du grand public mais aussi de la plupart des organisations islamistes.
Et l’homme de souligner que les médias ne peignent souvent le tableau qu’en noir et blanc, sans nuances de gris, n’accordant que bien trop peu de place à la variété des musulmans de Suisse dans leurs reportages.

Eveline Kobler, Alexander Künzle, swissinfo.ch, adaptation de l'allemand: Samuel Jaberg