vendredi 19 février 2010

Lausanne fait un pas vers l’illégalité pour “montrer que la législation ne joue pas”

En projetant d'engager des apprentis sans statut légal, la ville veut briser l'immobilisme des autorités fédérales, explique le municipal socialiste Oscar Tosato.  Une interview de Michaël Rodriguez dans le Courrier.

«Maintenant, ça suffit! La situation devient grave. Nous franchissons le pas.» Municipal lausannois de l'enfance, de la jeunesse et de l'éducation, le socialiste Oscar Tosato ne craint pas de défier les autorités fédérales en prévoyant d'engager des apprentis sans papiers en dépit des obstacles légaux. L'exécutif de la ville a dévoilé ce projet mercredi (notre édition d'hier), en réponse à une motion popiste déposée en 2002. Interview.
Qu'est-ce qui vous a poussé à lancer ce pavé dans la mare?
Oscar Tosato: C'est dramatique d'imaginer que l'on bloque à 16 ans des jeunes qui, pour quelques-uns, sont nés en Suisse, et qui y ont fait toute leur scolarité. On ne peut décemment pas penser que la solution soit le retour dans leur pays d'origine: pour eux, il n'y a plus de pays d'origine. De par ma fonction, je dois faire respecter l'égalité des chances entre tous les enfants qui sont à Lausanne. Ce qui signifie, selon la Convention internationale des droits de l'enfant: tous les jeunes de moins de 18 ans. Aujourd'hui, les autorités cantonales acceptent les jeunes sans papiers au gymnase. Il n'y a pas de raison que seuls ceux qui ont le plus de capacités scolaires puissent se former.
La ville de Lausanne ne se mettrait-elle pas dans l'illégalité?
Oui, mais quand on le fait en termes politiques, on veut montrer qu'il y a dans la législation quelque chose qui ne joue pas. Si, en politique, on ne peut pas faire des propositions pour faire avancer les choses, je ne vois pas où cela serait possible.
Avez-vous averti les autorités fédérales de cette démarche?
Non. Nous n'avons demandé l'aval à personne.
Si les autorités fédérales vous lancent un avertissement, vous laisserez-vous impressionner?
Je me laisserai impressionner par des solutions. Pas par des avertissements.
Pourquoi ne répondre que huit ans plus tard à la motion popiste?
Pour plusieurs raisons. La ville voulait attendre le résultat d'une étude qu'elle a commandée sur la situation globale des sans-papiers à Lausanne. Il s'agissait aussi de voir si une solution cantonale se profilait, dans le cadre du groupe de travail mandaté par le Conseil d'Etat. Ce groupe de travail a émis un certain nombre de propositions qui, pour l'essentiel, n'ont pas été suivies d'effets. Les travaux se sont bloqués pour les mêmes raisons que partout ailleurs: la loi fédérale sur les étrangers fixe comme condition absolue l'obtention d'un permis de travail. Enfin, nous voulions attendre la réponse du Conseil fédéral aux interventions parlementaires demandant un accès pour les jeunes sans papiers à la formation professionnelle. Mais le Conseil fédéral ne fait que répéter qu'il faut se contenter des solutions au cas par cas, une voie qui est le plus souvent sans issue.
Le 3 mars, les Chambres fédérales traiteront justement ces interventions parlementaires. Vous voulez leur mettre la pression?
Oui, absolument. Il faut maintenant que l'Assemblée fédérale légifère. Un autre élément déclencheur a été le soutien à cette revendication exprimé récemment par le Grand Conseil vaudois. Troisième facteur: la campagne exécrable de l'UDC sur les minarets a montré qu'il n'y a rien à attendre d'une politique de concertation avec ce parti.
Les socialistes se plaignent régulièrement qu'il n'y a pas assez d'inspecteurs pour lutter contre le travail au noir dans le canton de Vaud. N'êtes-vous pas en pleine contradiction?
Les inspecteurs du travail sont absolument essentiels, afin de contrôler des entreprises dont on sait qu'elles font du dumping et qu'elles cassent le marché du travail. Le principe du travail au noir ne consiste pas à donner un emploi à des gens qui n'en ont pas, mais à payer de la main-d'oeuvre à vil prix. Il faut combattre le travail au noir en contrôlant les entreprises et en donnant plus de permis de séjour.

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Des ministres courroucés

Le projet de la ville de Lausanne s'attire les foudres de plusieurs ministres cantonaux. Le chef du Département de l'intérieur, Philippe Leuba, vitupère contre cette manière de «violer sciemment la loi». Le conseiller d'Etat libéral a demandé un avis de droit aux juristes du canton. Les premiers éléments qu'il a reçus par oral «ne souffrent aucune discussion: c'est illégal». Pour le ministre de l'Economie, l'UDC Jean-Claude Mermoud, l'engagement d'apprentis sans papiers «relève du travail au noir».
Les deux conseillers d'Etat avertissent donc la ville qu'elle s'exposerait à des sanctions administratives et à une dénonciation pénale. Philippe Leuba souligne en outre que la législation sur les étrangers oblige les syndics à dénoncer les infractions dont ils ont connaissance. «Si M. Brélaz est au courant de l'emploi d'une personne sans statut légal, il a l'obligation légale de dénoncer l'employeur au juge d'instruction», s'exclame le ministre. L'UDC de la ville de Lausanne s'en prend également à la décision municipale. Dans un communiqué diffusé mercredi soir, elle menace de lancer un référendum.
Au Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers, Jean-Michel Dolivo se réjouit à l'inverse de cette démarche. Il ne craint guère que les apprentis sans statut légal deviennent des cibles faciles pour les opérations de renvoi. «La situation de la plupart des sans-papiers qui travaillent actuellement est connue des autorités, parce qu'ils cotisent aux assurances sociales». MR

Ouvrir l’apprentissage aux clandestins ? Les avis divergent

avis des lecteurs Alors que certains déplorent la violation de la loi fédérale et relèvent que les Suisses eux-mêmes peinent à trouver des places d’apprentissage, d’autres voient dans cette décision la fin de l’hypocrisie qui consiste à former ces jeunes dans les écoles, avant de les abandonner à l’oisiveté ou au travail au noir. Sondage de 24 Heures.

Les sans-papiers sont doublement victimes: en premier de leur pays d’origine, incapable de leur offrir un travail pour survivre, en second de l’hypocrisie de l’Etat et de la population suisses, qui leur refusent un travail légal, mais qui profitent largement de leur travail à bas salaire. A défaut de régler le problème des sans-papiers, évitons pour le moins de punir leurs enfants! ANDRÉ ROTH CARROUGE

Ces jeunes, qui sont arrivés en Suisse avec leurs parents, n’y peuvent pas grand-chose. Ils vont à l’école, à l’université, ils se sont intégrés, mais lorsqu’ils veulent entrer en apprentissage, on brandit la législation fédérale, qui ne leur permet pas de travailler ni de rester en Suisse, alors qu’ils y résident depuis des années. JEAN-JACQUES MONOD ÉCUBLENS

L’idée paraît généreuse au premier abord, mais quand on y réfléchit et que l’on sait que de nombreux jeunes Suisses et étrangers avec permis ne trouvent pas de places d’apprentissage, cela semble nettement moins séduisant. Si, comme il y a quelques années, il y avait assez de postes de travail, j’aurais adhéré à cette proposition, mais, à l’heure actuelle, je dis non, cela va créer des problèmes et des déceptions. NIKI BRÜLHART VUISTERNENS-EN-OGOZ (FR)

Il est important que ces jeunes gens soient éduqués et formés pour leur future intégration dans la société. Au cas où ils ne pourraient pas rester en Suisse, ce sont des personnes qui pourraient apporter leur savoir-faire dans leurs pays d’origine. Et des gens qui ont un travail et un but dans la vie ne sont plus des réfugiés en puissance! JEAN-LOUIS ÉCUYER CHERNEX

La Municipalité de Lausanne prépare le terrain de l’extrême droite en prenant le parti de ceux qui ne respectent pas la loi fédérale sur les étrangers. Comment voulez-vous respecter cette autorité politique si elle n’est pas crédible, car elle-même en infraction. Les clandestins doivent, et c’est la loi, être renvoyés dans leur pays d’origine. Si on ne fait plus la différence entre les immigrants légaux et ceux qui trichent et ne respectent pas la loi, quel message veut-on faire passer à la population? ANDRÉ-ÉRIC TENTHOREY PENEY-LE-JORAT

Se positionner hors la loi fédérale donne une mauvaise image de la coordination entre les différents échelons politiques. Cependant, une fois en Suisse nous ne pouvons tolérer le renvoi sans formation de ces jeunes. S’il y a un rôle social que nous pouvons jouer, c’est bien de leur donner une formation pour leur avenir. Mais cela doit être une volonté fédérale et non des actions isolées. PAUL-HENRI MARGUET LA CHAUX

Quand une loi est manifestement injuste, il est de notre devoir d’y résister… avant de tenter d’y apporter des corrections législatives. Ces jeunes ont 15-16 ans, ils ne sont ni autonomes ni responsables de la situation de séjour de leurs parents. S’ils ne peuvent pas faire un apprentissage, ils sont exclus de tout et ce qui leur reste est la rue. DORIS AGAZZI SAINT-CIERGES

C’est un scandale qu’une commune viole sciemment la législation. Il est déjà inadmissible de scolariser les enfants clandestins qui n’ont aucune existence légale en Suisse, alors le faire jusqu’à leur majorité! Que sera le pas d’après: leur offrir un travail au noir jusqu’à la retraite? ÉRIC BRON CUGY

Du point de vue du principe, le canton de Vaud n’a pas à se soumettre systématiquement à la volonté centralisatrice bernoise mais le municipal lausannois a-t-il bien vérifié la légalité de sa décision avant d’en parler et de provoquer des espoirs qui pourraient s’avérer vains ou n’est-ce qu’un «coup» en vue des futures élections, ce qui serait alors bien regrettable. BERTRAND PICARD LAUSANNE

Je félicite la Municipalité pour son courage et j’apprécie le message de soutien qu’elle envoie aux différentes motions parlementaires, ainsi qu’au Conseil d’Etat vaudois, qui a reçu le mandat par le Grand Conseil d’envoyer une initiative à l’Assemblée fédérale pour trouver une solution à ces situations d’inégalité de traitement. MYRIAM SCHWAB LAUSANNE

Il ne faut pas voir ce projet comme un défi, mais comme la reconnaissance d’une situation locale: les sans-papiers travaillent à Lausanne parce que les Lausannois ont besoin d’eux. Ils participent à l’éco-nomie locale, vivent, mangent et dorment avec la population lausannoise. Ils ont parfois des enfants et ces enfants doivent avoir le droit de se former. ALDO BRINA LAUSANNE

Il s’agit d’une excellente initiative, qui donnera des perspectives d’avenir à ces jeunes, alors qu’ils étaient réduits à une oisiveté forcée au sortir de l’école obligatoire. ROBERT JOOSTEN LAUSANNE

Au nom de l’égalité des chances, la Convention internationale sur les droits de l’enfant reconnaît un droit à l’éducation à tous les mineurs. M. Tosato ne fait que redire la réalité d’un texte, auquel la Suisse est partie. Si certains s’y opposent, qu’ils proposent au peuple de dénoncer la Convention sur les droits de l’enfant. JEAN TSCHOPP LAUSANNE

L’amateurisme lausannois indigne des sans-papiers

Suite à l’annonce de Lausanne d’engager des apprentis sans-papiers, un édito de 24 Heures signé Mehdi-Stéphane Prin.

En voulant faire un coup politique avec son annonce d’engager des apprentis sans papiers, la Municipalité de Lausanne vient surtout de céder à une nouvelle bouffée d’arrogance. Cette première suisse n’est que de l’amateurisme. L’amateurisme des autorités de la cinquième ville du pays qui n’ont même pas pris la peine de sonder le canton sur les conséquences de leur projet. L’amateurisme des socialistes lausannois qui ne prennent même plus la peine d’accorder leurs violons avec leur parti cantonal. L’amateurisme, enfin, d’Oscar Tosato qui se rêve syndic, mais qui vient surtout de faire un cadeau inespéré à l’UDC pour les prochaines élections communales.

Les adolescents sans papiers, un véritable drame, méritaient mieux que cette polémique. Dans un canton qui a toujours fait preuve d’humanité envers les clandestins, Lausanne avait toutes les cartes en main pour faire bouger ce dossier. Le Grand Conseil n’a pas adopté par hasard une initiative demandant une modification de la loi fédérale. En négociant des alliances, en discutant avec les partis cantonaux, Oscar Tosato aurait certainement réussi à faire avancer le dossier, tout en se mettant en avant.

Si la proposition lausannoise semble partir d’un bon sentiment, elle a, sans l’ombre d’un doute, pour origine l’envie de faire de la politique politicienne. En espérant piquer l’électorat de l’extrême gauche, et mettre en difficulté le municipal popiste Marc Vuilleumier, les roses viennent de marquer un bel autogoal. L’UDC se frotte les mains, et le reste de la droite va désormais hésiter longuement avant de soutenir des propositions pour améliorer la situation des sans-papiers.

La provoc’ lausannoise sème la zizanie sur la scène cantonale

En voulant engager des apprentis sans papiers, la Municipalité met sens dessus dessous le Conseil d’Etat et les principaux partis politiques. Seule l’UDC se frotte les mains. Un article de Mehdi-Stéphane Prin pour 24 Heures.

La classe politique vaudoise s’est réveillée hier avec la gueule de bois. La décision de la Municipalité de Lausanne de permettre à des clandestins de suivre un apprentissage au sein de son administration (24 heures d’hier) n’a pas fini de provoquer des remous dans les partis. «La surprise est générale au niveau cantonal», lâche la présidente des socialistes vaudois, Cesla Amarelle. Un comble pour cette juriste spécialiste de la question. «Sur le fond, nous défendons la position des autorités lausannoises. Mais il existe des obstacles juridiques pour l’instant insurmontables.» Les relations entre les socialistes vaudois et lausannois, et en particulier le municipal Oscar Tosato, s’annoncent houleuses.

«Infraction pénale»

Le conflit semble tout aussi inévitable entre la capitale vaudoise et le Conseil d’Etat. Chef du Département de l’intérieur, Philippe Leuba a des mots très durs pour commenter l’attitude de l’exécutif lausannois. «Cela me pose un vrai problème éthique. Une collectivité publique peut-elle décider des lois qu’elle peut sciemment enfreindre? Dans une démocratie, les magistrats, qui prêtent serment, doivent s’en tenir au droit et l’appliquer.» Le Conseil d’Etat décidera officiellement mercredi prochain des mesures qu’il prendra contre la Municipalité lausannoise, mais Philippe Leuba dessine déjà une piste: «L’envoi des inspecteurs du travail, que la gauche réclame à juste titre, suffira pour mettre fin à ce travail au noir, une infraction pénale.»

Droit moral contre droit fédéral

La menace va-t-elle faire reculer le syndic de Lausanne? Daniel Brélaz semble être sûr de son bon droit moral: «Notre décision démontre surtout les aberrations du droit fédéral. Aujourd’hui, un enfant sans papiers peut aller au gymnase, mais il n’a pas le droit de suivre un apprentissage.» Est-ce à une ville de se mettre dans l’illégalité pour faire bouger les choses dans ce domaine? Pour Gilles Meystre, secrétaire politique des radicaux vaudois, la réponse est non: «La décision lausannoise est scandaleuse, même si le système actuel est une vaste hypocrisie.»

Rappelant que le Grand Conseil a voté une initiative pour faire changer la législation fédérale, la présidente des libéraux, Catherine Labouchère, dénonce «la fronde lausannoise». La plupart des stratèges politiques vaudois, à l’exception des Verts, ne comprennent pas ce «cadeau» fait à l’UDC, à un an des élections communales.

Secrétaire général de l’UDC vaudoise, Claude-Alain Voiblet n’est toujours pas revenu d’une telle aubaine: «On ne va pas se gêner de rebondir sur la provocation des autorités lausannoises pour faire des questions de migration un enjeu majeur.»

C’est justement ce que voulaient éviter les autres partis. De quoi attiser la colère de Philippe Leuba: «La Municipalité de Lausanne a déclenché une polémique qui va se retourner contre ceux qu’elle voulait aider.»

Le Conseil national se penchera sur l’apprentissage des sans-papiers

Le Conseil national consacrera la journée du 3 mars à la politique migratoire de la Confédération.

Parmi les objets traités, trois motions invitent le Conseil fédéral à rendre possible l’entrée en apprentissage de jeunes sans papiers. Elles émanent de deux Verts: le Vaudois Christian van Singer et le Genevois Antonio Hodgers. Luc Barthassat, conseiller national PDC du bout du lac, propose lui aussi cette ouverture. Si les élus de gauche sont nombreux à soutenir ces motions, il se trouve des voix à droite pour demander cet assouplissement, dont, curieusement, celle de l’UDC Oskar Freysinger. Le Conseil fédéral a répondu à deux d’entre elles, refusant d’entrer en matière. Reste à savoir si le Conseil national suivra cet avis.

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