CATHERINE COROLLER et RAPHAELLE REMANDE
«Je suis à fond derrière mes gars», clame l’un. «On a envie de garder nos salariés», dit le second. Belhaid Benaïssa est gérant de BBF, entreprise spécialisée dans l’entretien d’espaces vert, basée à Ormoy (Essonne). Vlado Jankovic, lui, est chef d’entreprise de Location-peinture-prestation, à Boissy-sous-Saint-Yon, aussi dans l’Essonne. Tous les deux font partie de ces patrons qui ont pris fait et cause pour leurs salariés sans papiers et en grève pour en obtenir.
«Pénurie». Sur les 45 salariés de BBF, une vingtaine serait munie de faux papiers. «Je n’espère qu’une chose : qu’on les régularise au plus vite. J’ai des chantiers à attaquer, d’autres à finir, explique Benaïssa. Je ne dis pas ça que pour moi. Ces régularisations sont dans l’intérêt de l’économie du pays.» Pour Jankovic la grève des sans-papiers est «juste». «J’ai toujours des problèmes pour recruter. Il y a une grosse pénurie de main-d’œuvre. Alors quand on arrive à fidéliser !» Deux exemples parmi d’autres. Car en organisant, avec l’association Droits devant !, le blocage d’une vingtaine d’entreprises franciliennes grâce à la grève simultanée et coordonnée de 300 salariés sans papiers - première en France -, la CGT a manifestement réussi son coup : elle a contraint les patrons à sortir du bois. Publiquement interpellés par l’écho qu’a eu cette opération, les employeurs de ces étrangers en situation irrégulière ont été contraints de prendre position.
Dès le début du mouvement, mardi, André Daguin, le président de l’Umih, principale organisation patronale de l’hôtellerie et de la restauration, a rencontré les cabinets de Xavier Bertrand, le ministre du Travail, et de Brice Hortefeux, le ministre de l’Immigration, pour leur demander de régulariser d’urgence certains de ces sans-papiers. «Je leur ai dit qu’à partir du moment où un patron a déclaré son salarié, paye des charges, et dont l’employé paye ses taxes et ses impôts, je ne voyais pas comment on ne pourrait pas régulariser ce salarié, car cela veut dire qu’il a donné satisfaction dans son boulot.» Selon lui, les collaborateurs d’Hortefeux et de Bertrand «auraient été contents d’une position aussi nette». «Vous verrez, il va y avoir des suites, promet Daguin. Il ne faut pas que cela traîne, on mettra toutes les pressions possibles. On ne peut pas débuter la saison d’été avec une équipe dont on ne sait pas ce qu’elle va être.»
Signe que les choses bougent du côté des patrons, Didier Chenet, président du deuxième syndicat de l’hôtellerie-restauration, Synhorcat, s’est dit mercredi «déterminé à s’engager aux côtés de ses adhérents pour obtenir la régularisation des travailleurs étrangers qui, bien que démunis de papiers, n’en sont pas moins déclarés et employés dans la plus grande transparence». Le Synhorcat avait rendez-vous, hier, avec le conseiller aux affaires sociales de François Fillon pour «que le gouvernement entende la voix des chefs d’entreprise»,mais le rendez-vous a été reporté sine die par les services du Premier ministre.
Par surprise. Les responsables de ces deux fédérations l’avouent, le mouvement déclenché par la CGT les a pris par surprise. Ceux de leurs adhérents dont les locaux sont occupés par les grévistes aussi, qui ont sauté sur leur téléphone pour leur demander de l’aide. La législation se durcissant, à la fois contre les étrangers en situation irrégulière, et contre ceux qui les emploient (1), certains patrons ne savent plus comment se sortir de la nasse (lire ci-dessous).
Gérant de Konex, société de câblage informatique, Yohann Le Goff a recruté un Algérien en situation irrégulière par le biais d’une société d’intérim. «J’essaie de le régulariser depuis novembre. J’ai envoyé son dossier au préfet.» L’administration ne lui ayant pas répondu dans les deux mois, comme elle a, selon lui, «l’obligation», il va saisir le tribunal administratif. Yohann Le Goff a parlé de ce problème autour de lui et s’est rendu compte que «beaucoup de patrons ont les mêmes difficultés, et que les préfets font souvent les morts». Affirmant parler au nom d’une trentaine de chefs d’entreprise (2), il plaide pour «une régularisation simplifiée et rapide». Hier, Jean-Claude Amara, porte-parole de Droits devant ! se réjouissait de la prise de position de l’Umih. «C’est la voix du patronat. Ils préparent le terrain. On va aller vers des négociations sur des régularisations branche par branche.»
(1) L’employeur d’un étranger dépourvu d’une autorisation de travail est notamment passible d’une amende de 15 000 euros et d’un emprisonnement de cinq ans. (2) patronsolidaires@orange.fr
Avec le recul, ça le fait rigoler. «Trois personnes sont entrées dans le restaurant, peu avant 10 heures, mardi. Elles ont commandé des cafés. Je leur ai dit : "Installez-vous. Vous êtes chez vous." Ils m’ont répondu : "C’est sympa. Nous avons une grève qui va commencer"», raconte Bruno Druilhe, le patron des restaurants Chez Papa (trois établissements à Paris). Quelques minutes plus tard, les syndicalistes sont rejoints par les sans-papiers qui travaillent dans ses établissements et leur comité de soutien.
Depuis, ce patron bon vivant, au fort accent aveyronnais, est excédé. Moins par la vingtaine de sans-papiers qui occupent son restaurant du Xe arrondissement que par la situation administrative qui les a amenés là.
Ils viennent du Mali, de Mauritanie, du Sénégal, de Côte-d’Ivoire ou de Tunisie. Certains travaillent dans ces bistrots spécialisés dans la cuisine du Sud-Ouest depuis neuf ans. L’employeur assure qu’il n’a rien à se reprocher. «Lorsque je les ai embauchés, ils m’ont tous donné des photocopies de pièces d’identité. Les numéros ont été acceptés par l’Urssaf.» Des cartes d’identité faciles à se procurer glisse un sans-papiers : «Entre 150 et 200 euros.»
Bruno Druilhe a découvert le pot aux roses en juillet. Comme l’y obligeait un décret du 1er juillet 2007, il a dû vérifier l’authenticité des papiers de ses salariés. «La préfecture m’a répondu qu’ils étaient faux.» Ce qui, selon le patron, ne les a pas empêchés de payer des impôts, un loyer, des assurances… D’ailleurs, c’est l’ANPE ou des cabinets de recrutements qui lui ont recommandé ces employés.
Il tend une offre d’emploi : «Je propose 1426,36 euros brut, en CDI pour 35 heures.» Sur une soixantaine de réponses, «52 ou 53 venaient d’Afrique.» Voilà le nœud du problème pour le patron : «On manque de main-d’œuvre.» Personne ne veut faire ce travail difficile pour un tel salaire. Les cuisiniers diplômés demandent le double. Bruno Druilhe martèle qu’il a toujours respecté la convention collective. «J’attendais que leurs démarches de régularisation aboutissent. Ils avaient le droit de travailler avec leurs documents provisoires.» Hors de question pour lui de licencier ses employés (seize rien qu’à Paris), ils lui sont trop précieux. «Pour réussir un bon axoa [plat basque à base de veau, de d’oignons et de poivrons, ndlr], il faut une certaine sensibilité. Ça m’a pris beaucoup de temps pour les encadrer et les former.»
Issaga, l’un des grévistes, confie que c’est justement pour ce savoir-faire qu’il travaille Chez Papa. Il est venu en France pour «acquérir des notions en cuisine française. Les bons cuisiniers sénégalais ont tous fait ça». Du coup, Bruno Druilhe s’est rangé du côté de ses salariés : «Ce n’est pas pour dégager mon restaurant. Je veux qu’ils soient régularisés parce que je trouve ça stupide de ne pas donner de papiers à des gens qui ont un emploi, un contrat, et travaillent là depuis des années.» Son syndicat (le Synhorcat) s’occuperait de l’affaire avec la préfecture.
En attendant, les patrons de la restauration se font discrets, «de peur qu’il ne leur arrive la même chose», estime le patron de Chez Papa. Mais d’autres dirigeants d’établissements l’ont tout de même appelé. Bruno Druilhe assure : «J’ai reçu une cinquantaine de coups de fils de soutien.»
Le patronat a besoin de cette main-d’œuvre… malgré son illégalité.
S’il y a bien un sujet sur lequel on a peu entendu le patronat, jusqu’à présent, c’est sur celui-là. Régulariser les salariés sans papiers ? «Le Medef n’a pas de position commune. Le conseil exécutif ne s’est pas réuni sur cette question, répond-on à la principale organisation patronale. Les branches patronales du bâtiment ou de la restauration ont dû travailler la question.» Et pour cause, avec le secteur de la propreté et de la confection, ils sont sans doute les plus concernés par l’emploi de travailleurs sans papiers. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique le silence du Medef : la question passionne peu les patrons du secteur bancaire ou informatique, et concerne plus directement les petites entreprises, où les syndicats sont faibles. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne trouve pas de sans-papiers sur les chantiers de grands groupes du bâtiment, ceux-ci sous-traitant leur activité à des sociétés plus petites…
«Appel d’air». Mais à la CGPME, qui défend justement les petites et moyennes entreprises, le discours flotte encore. «Mieux vaut raisonner au cas par cas, explique Jean-Eudes du Mesnil, son secrétaire général. Sinon on crée un appel d’air comme en Espagne. Il y a un manque de cohérence dans le dispositif français : comment un sans-papiers peut-il payer des impôts sans que l’administration s’en émeuve ?» Jean-François Veysset, chargé des questions sociales, sans appeler à des régularisations massives, est, lui, calé sur la ligne de l’Umih (Union des métiers et des industries de l’hôtellerie) : «Les sans-papiers qui paient des charges et l’impôt doivent être régularisés, particulièrement dans les métiers en tension.» Justement, dans l’un de ces secteurs en manque de bras, le bâtiment, la ligne est encore un brin différente : «On a suffisamment de demandeurs d’emplois en France pour ne pas avoir à recruter des sans-papiers», estime-t-on à la Fédération française du bâtiment.
«Panique». Les silences, hésitations ou divisions de leurs fédérations professionnelles n’ont pas toujours dérangé les employeurs, peu regardants sur les papiers de leurs candidats à l’embauche. « Dans des secteurs qui ont du mal à trouver des salariés et à les fidéliser, certains sont satisfaits de leurs sans-papiers qui eux, acceptent ce qui est inacceptable par les autres…», rappelle Antoine Math, de l’Institut de recherches économiques et sociales. Surtout quand le chômage de masse se réduit.
Mais des évolutions ont poussé certains à sortir de leur réserve. Les mouvements de salariés sans papiers, d’une part, médiatisés et désormais soutenus par des syndicats. De l’autre, les nouvelles réglementations imposées par les lois Sarkozy et Hortefeux. «C’est un peu la panique parmi les employeurs : non seulement il est plus difficile de recruter des sans-papiers puisqu’ils doivent systématiquement passer par la préfecture avant embauche. Mais il est aussi devenu difficile de les garder : les contrôles ont augmenté dans les entreprises.» Et certains employeurs ne cachent pas leur lassitude face à une certaine schizophrénie du gouvernement : plus grande sévérité d’un côté, et circulaire Hortefeux de l’autre, qui permet aux préfectures de régulariser sur demande de l’employeur. «Une procédure incertaine, rapporte Antoine Math. Des milliers se sont déclarés. Mais certains ont fini au centre de rétention.»
Des personnalités veulent simplifier la naturalisation.
Le 9 avril, quatre candidats à la mairie de Londres ont joint leur voix à une coalition d’hommes d’affaires, de syndicats et de groupes communautaires pour soutenir une amnistie partielle des immigrés illégaux. En route vers les élections municipales du 1er mai, Ken Livingstone, l’actuel maire de la capitale et candidat du Parti travailliste, Boris Johnson (conservateurs), Brian Paddick (libéraux démocrates) et Sian Berry (verts) ont affirmé leur soutien à la campagne Strangers into Citizens («D’étrangers à citoyens»), lancée par l’organisation London Citizens il y a près d’un an. Son objectif ? Régulariser les immigrés illégaux déjà intégrés dans la communauté. Le projet s’est par ailleurs attiré le soutien de quelques leaders religieux ou grands hommes d’affaires. Parmi ceux-ci, Stephen O’Brien, figure de poids de la City et président de London First, un groupe chargé de promouvoir les entreprises de la capitale. «C’est un potentiel immense inexploité. Nous assistons à un gaspillage déplorable, a regretté Stephen O’Brien en évoquant le cas des immigrés illégaux. Les raisons économiques et morales pour libérer cette armée de travailleurs plongés dans l’économie sous-terraine sont irréfutables.»
Recommandation. «Il ne s’agit pas d’ouvrir grand les frontières, souligne Colin Weatherup, de London Citizens. Mais de redonner de la dignité à des individus qui travaillent sur le territoire depuis plusieurs années.» Seuls les immigrés qui n’ont jamais été condamnés pour une infraction grave, et qui résident sur le territoire depuis au moins quatre ans sont concernés. Ceux-là devront travailler deux ans et obtenir une lettre de recommandation de leurs employeurs ou d’un leader de la communauté avant de décrocher la citoyenneté, prévoit London Citizens.
Motif financier. Mais le gouvernement n’est pas prêt à sauter le pas. Au terme de l’appel du 9 avril, Liam Byrne, le ministre de l’Immigration déclarait qu’une amnistie ferait grossir la vague d’immigration. Tandis que David Cameron, le leader de l’opposition, prenait ses distances vis-à-vis de son poulain. «Boris [Johnson] prend ses responsabilités. Il parle depuis sa propre tribune et conduit ses propres politiques.» Seul le Parti libéral-démocrate s’est déclaré en faveur d’un tel geste. Pourtant l’argument financier existe. Selon un rapport de l’Institut de recherche en politique publique paru l’an dernier, une vague de régularisation permettrait au royaume d’économiser 4,7 milliards de livres (5,9 milliards d’euros) en frais d’expulsion et d’encaisser 1 milliard de livres d’impôts par an grâce à ces nouveaux contribuables. Selon les estimations, 500 000 à 900 000 sans-papiers travailleraient sur le territoire, employés pour la plupart dans les secteurs du bâtiment, de l’entretien ou de l’hôtellerie.