dimanche 18 décembre 2005

Bruno Clément est l'invité du Courrier


En lancement des Etats Généraux de la migration et de l'asile qui se tiennent ce week-end à Berne, Bruno Clément s'exprime sur une page entière dans le Courrier.

A deux contre un, et sans surprise, les parlementaires fédéraux ont approuvé la nouvelle loi sur les étrangers (LEtr) et la révision de la loi sur l’asile (LAsi). La première cimente ainsi définitivement une politique migratoire helvétique fondée doublement sur la discrimination selon l’origine nationale et sur la ségrégation sociale, les riches du monde entier étant toujours les bienvenus. Quant à la énième révision de la loi sur l’asile, elle fait de la Suisse le pays européen le plus dur en matière de législation sur les réfugiés et transforme en lambeaux le droit à la
protection contre la persécution. Une nouvelle ère de la xénophobie d’Etat commence
donc avec un appareil législatif adapté à une Suisse donjon de la forteresse européenne. Les parlementaires majoritaires ont pu voter en toute impunité
politique et juridique.En effet, elles et ils savent que la majorité des électrices et électeurs qui s’expriment suivent les mots d’ordre xénophobes distillés depuis des années par l’UDC et ses affidés, héritiers peu glorieux des Schwarzenbach des années 1960 et des Rothmund des années vingt. Leur vote indigne ne sera donc pas sanctionné lors de leur prochain passage devant les urnes. Impunité juridique Impunité juridique également puisque les institutions helvétiques ne connaissent pas de cour constitutionnelle, le Tribunal fédéral ne pouvant que suivre les volontés du législateur sans avoir la compétence de se prononcer en amont sur la compatibilité des nouvelles lois avec la constitution et les conventions internationales ratifiées
par la Suisse. De plus, la Suisse n’est pas signataire de la convention internationale pour les droits des travailleurs migrants et leurs familles du 18 décembre 1990 et elle n’a donc pas de compte à rendre dans un quelconque cénacle international. Quant à la convention internationale sur les réfugiés de
1951, elle ne connaît pas de juridiction devant laquelle déposer plainte contre un gouvernement. Mais ces parlementaires majoritaires ne peuvent pas compter sur une impunité sociale. En effet, ce n’est pas unhasard si les premiers états généraux de la migration et de l’asile1 sont convoqués pour le lendemain du vote des lois
scélérates, états généraux qui se concluront le 18 décembre, date symbolique puisque c’est le Jour des peuples des Nations Unies qui célèbre les droits des travailleurs
migrants quel que soit leur statut, avec ou sans papiers, réfugiés reconnus ou non.
Une assemblée générale nationale Le premier enjeu de ces états généraux est le même que celui qui a prévalu aux états généraux historiques, ceux qui, dans le processus de la Révolution française de 1789, ont vu surgir sur le devant de la scène le Tiers Etat, ces gueux dont tout le monde parlait, mais que personne ne voulait voir et
prendre en considération. Ainsi, les états généraux des 17 et 18 décembre sont une sorte de grande «assemblée générale» de tous les mouvements, les organisations,
les syndicats qui dans toute la Suisse se battent pour les droits des migrants et
des réfugiés et à leurs côtés pour la dignité humaine et le droit d’avoir des droits.
Cette «assemblée générale» vise en premier lieu la rencontre et le partage d’expériences. Il s’agit en effet de casserles divers cloisonnements qui enferment géographiquement et politiquement les diverses composantes du mouvement social de résistance. Il n’est pas seulement question d’aller au-delà des clivages linguistiques, lesdits «Röstigraben » et «barrière du Gothard», mais au-delà de tous les cantonalismes existant autant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande.
Il s’agit aussi de dépasser les faux clivages entre celles et ceux qui militent dans la migration et celles et ceux qui sont actifs sur la question de l’asile. S’il ne faut certes pas tout mélanger dans un melting pot rendant opaques les réalités spécifiques et la diversité des situations et des instruments juridiques à disposition de la défense, il ne faut pas non plus ignorer que les mécanismes d’oppression sont les mêmes et que les forces sociales qui les appuient sont également les mêmes. Mais il y a encore un autre dépassement à opérer, celui de l’incompréhension qui isole les luttes en faveur des migrants de celles menées en faveur des droits de toutes et tous: salarié-e-s en emploi ou en chômage, retraité-e-s, invalides, femmes, jeunes, tous les précaires et tous les «sans». Enfin, il s’agit d’abandonner résolument «l’Alleingang» de la gauche sociale qui vit enfermée dans les frontières helvétiques et si peu en relation étroite avec les luttes et les initiatives prises au niveau continental. Si nous sommes pour
l’Europe sociale, il faut participer à sa construction et elle a commencé depuis longtemps sans que nous y prenions réellement notre part. Les états généraux seront ainsi l’occasion de se relier au réseau «Migr’Europe » dont la présidente,
Claire Rodier, sera activement présente. Comprendre pour mieux résister
Le deuxième enjeu sera de s’approprier une analyse commune des mécanismes d’oppression. Une douzaine d’intervenant- e-s de Suisse,d’Allemagne et de France apporteront leur éclairage pour permettre aux participants de réacquérir une mémoire collective qui fait tant défaut dans ce pays. Ainsi, ne parle-t-on pas sans arrêt, à gauche donc, de la tradition humanitaire de la Suisse alors qu’elle n’a jamais
existé et que s’il y a une tradition de la Suisse officielle, c’est bien celle de la Police fédérale des étrangers créée en 1917 par Heinrich Rothmund pour surveiller
et contrôler les étrangers, acceptés seulement parce qu’ils sont utiles à «l’économie
»! Ce regard faussé, ce déficit de mémoire, fait de plus l’impasse sur la réelle histoire de la solidarité vécue par l’autre Suisse, celle d’en bas, précisément
celle des gueuses et des gueux d’ici et d’ailleurs. Dans la réflexion, il s’agira
aussi de mieux cerner la relation à faire entre l’immigration et le stade actuel de développement de l’économie marchande. L’immigration a toujours été liée à la fois aux inégalités sociales et aux besoins du capitalisme. Dans l’ère de la globalisation, il n’en va pas autrement et les luttes pour les migrants annoncent et accompagnent celles contre la précarité et la paupérisation. Résister avec nos
échéances Enfin, le troisième enjeu des états généraux sera celui de se donner une stratégie à moyen terme. En effet, contre les lois iniques votées hier, deux référendums vont être lancés. Ils marqueront une première opposition collective à
ces législations d’exception, liberticides, transpirant le déni de droit et une pensée en voie de fascisation. Ils sont cependant lestés de deux handicaps. Le premier est celui de mettre sur le côté de la route les migrants eux-mêmes.
Le référendum n’est ouvert en effet qu’aux électeurs et électrices suisses. Le deuxième est celui de ne pas pouvoir être efficace contre les deux lois en
question. En effet, les référendums ne gagneront pas la votation populaire, mais l’objectif, et il est décisif, est de viser le meilleur pourcentage de refus
de l’inique! Il est donc vital pour la dynamique du mouvement social de résistance de poser dès le début les référendums comme une première étape dans notre opposition résolue à ces deux législations, comme une partie d’un tout, mais non comme
une fin. C’est la raison pour laquelle les états généraux se tiennent avant le lancement des référendums afin que les campagnes référendaires – celle de la récolte
des signatures puis celle de la votation elle-même – soient placées dans une dynamique plus large, plus globale et plus durable. Dans une quinzaine d’ateliers
et une plénière, les participant- e-s aux états généraux sont donc appelés à faire oeuvre de création collective pour déterminer les grands axes d’une stratégie qui englobe les référendums et aille au-delà. Il s’agit de combattre en faisant
du temps un allié, non un adversaire, en ne suivant pas seulement les échéances du pouvoir, mais en fixant nos propres échéances. Il s’agit en définitive, en conclusion de ces premiers états généraux, de fédérer un mouvement national de résistance
capable de s’opposer à l’injuste mais aussi de proposer des alternatives, tant dans les fins que dans les moyens: un autre monde est possible!