Dans le dernier film de Fernand Melgar, le directeur du centre de détention de Frambois refuse d’assumer le rôle du méchant. Il est loin d’être le seul. Ça sent le mal d’époque.
A Locarno comme dans le film, il portait une cravate rose. Après la projection, il a dit sa reconnaissance: je fais un travail difficile, merci de le comprendre. Le directeur du centre de détention de Frambois, personnage central de Vol spécial de Fernand Melgar, est soucieux de son image et son message est clair: je suis un gentil.
Certes, Monsieur Claude remet des sans-papiers à la police pour qu’elle les embarque plus ou moins brutalement dans des avions, après les avoir plus ou moins «entravés». Mais il ne fait qu’exécuter la volonté du peuple citoyen. Sa mission, sa fierté, c’est d’accomplir sa tâche le plus humainement possible.
C’est ainsi que l’on voit, dans Vol spécial, ce fonctionnaire sensible promettre aux expulsés que les choses se passeront «bien gentiment.» Leur tapoter la nuque en leur souhaitant bonne chance. Et leur expliquer qu’ils ne sont pas seuls à souffrir: on est des êtres humains, on s’attache, et pour le personnel du centre aussi, la séparation est éprouvante.
C’est à ce moment du film que j’ai explosé intérieurement. Le documentaire de Fernand Melgar sortira en salle dans un mois et chacun pourra alors se faire une opinion sur la polémique qu’il a suscitée. Mais qu’elle ait éclaté ne me surprend pas: Vol spécial suscite un malaise lourd comme un ciel d’orage.
Pas du tout parce que c’est un film «fasciste», comme le prétend le président du jury du Festival de Locarno. Le documentaire de Melgar est remarquable et sa démarche pertinente: montrer, sans prendre parti, la réalité humaine derrière la loi, c’est fort, utile et suffisant dans le cadre d’un documentaire.
Non, si Vol spécial crée le malaise, c’est parce qu’il montre une décision brutale exécutée avec une douceur excessive. Parce qu’on y voit des expulsés recevoir un message paradoxal et que les messages paradoxaux, ça rend fou. Parce que celui qui exécute une sanction doit accepter, à un moment donné, d’assumer le rôle du méchant et que Monsieur Claude s’y refuse.
En psychanalyse, le méchant s’appelle le «mauvais objet», m’explique un ami qui en a vu d’autres. Il ne s’agit pas d’une personne mauvaise, mais d’une fonction: le mauvais objet est celui qui accepte de voir se cristalliser sur lui les frustrations et la colère, même s’il n’a rien fait de mal. Ainsi du parent qui relaie les interdits sociaux. Mais vous allez me dire: les parents aujourd’hui rêvent de n’être qu’amour et gentillesse, ils détestent interdire. Et vous aurez raison.
Je repensais à tout cela l’autre soir, en parcourant la rue de Bourg à Lausanne. Je slalomais entre les dealers de coke qui ont trouvé dans la capitale vaudoise un asile sûr et paisible. Je rentrais de Locarno, ma sensibilité était à vif: comment se peut-il, me disais-je, que malgré la sévérité de nos lois, ces clients rêvés pour un vol spécial continuent à narguer la police et à conforter les pires clichés anti-étrangers? Lausanne serait-elle gouvernée par l’UDC qui en fait une vitrine-repoussoir? Ben non, c’est le contraire. La majorité lausannoise est à gauche et elle rechigne à se montrer trop méchante avec des dealers africains.
Je résume: les parents répugnent à jouer les flics de service, les flics de service ne peuvent plus faire leur travail. Plus personne ne veut être le mauvais objet, tout le monde veut porter une cravate rose, comme Monsieur Claude. Les psychiatres ont de beaux jours devant eux. L’UDC aussi.
Chronique d’Anna Lietti dans le Temps