Un jeune Erythréen affirme avoir été embarqué dans un fourgon et abandonné dans un endroit désert après avoir reçu une dose de spray au poivre. Les agents jugés contestent.
C’est sa parole contre celle de cinq policiers lausannois. Ali, de son deuxième prénom, un jeune Erythréen toujours aussi révolté par le traitement qui lui a été réservé alors qu’il n’avait que 16 ans, tente depuis jeudi de convaincre le tribunal qu’il a bien été emmené manu militari dans un bois et abandonné dans cet endroit désert après avoir reçu une bonne dose de spray au poivre. Le plaignant a trouvé un allié improbable en la personne d’un ancien inspecteur pour qui «ces pratiques n’ont rien d’invraisemblable».
Il a visiblement la langue bien pendue et l’insulte facile à l’égard des forces de l’ordre. «J’ai traité ces agents de tous les noms et je leur ai fait un bras d’honneur», se rappelle Ali. De quoi sidérer le président Pierre Bruttin. «Ce n’est pas des manières de s’en prendre ainsi aux policiers», dit le juge. «Je sais», répond le plaignant. Ce dernier estime toutefois qu’il avait de bonnes raisons d’être hors de lui en cette nuit agitée du réveillon 2006.
Les versions sont bien entendu diamétralement opposées. Ali explique avoir déjà été copieusement bousculé et humilié lors d’une première interpellation plus tôt dans la soirée. De retour au cœur de la vie nocturne lausannoise, l’adolescent a croisé un fourgon et fait comprendre à ses occupants tout le mal qu’il pensait de cette police. «Ils m’ont emmené en direction des bois de Sauvabelin. Je les ai suppliés de ne pas me laisser là. Ils m’ont dit de dégager.» En descendant du véhicule, un des agents, assure-t-il, lui a encore giclé une dose de spray en guise de rétorsion.
Ali explique être revenu en ville, le visage en feu. Deux de ses amis confirment. «Il pleurait et avait les yeux tout rouges.» Les deux garçons l’ont accompagné au poste de police où il voulait porter plainte. A travers la vitre, ils l’ont vu s’énerver encore plus, être emmené un moment à l’arrière, puis ressortir sans avoir pu se faire entendre. «Il s’est calmé en recevant l’appel de sa mère sur son portable», se rappelle cet ami.
Les accusés racontent une tout autre histoire. Le chef de cette patrouille admet avoir embarqué Ali à bord du fourgon. «C’était pour éviter une émeute car il était très agité.» Le véhicule s’est ensuite dirigé en direction du nord de Lausanne. Il s’agissait d’éloigner l’intéressé du centre tout en le rapprochant de chez lui, assure le responsable. Ali ne leur aurait pas donné d’adresse précise, ce que ce dernier conteste. Appelés en urgence sur une autre intervention, ils auraient alors fait descendre le fêtard à un arrêt de bus dans le calme et sans jamais user du méga-spray qui se trouve dans le fourgon.
Les cinq policiers impliqués ont fait front commun durant l’enquête. Seul celui qui conduisait a montré un semblant de mauvaise conscience en se disant «peu fier» de ce qui s’était passé. Au procès de Nyon, l’intéressé nuance. «J’étais au plus bas. Le juge d’instruction me traitait de menteur et me disait que j’allais nuire à l’ensemble de l’institution. C’est comme si le sol s’effondrait sous mes pieds. Dans ce contexte, mes propos ont peut-être été mal interprétés. En fait, je me sentais coupable de l’avoir éloigné du centre, rien d’autre.»
Il y en a un dont les propos ne prêtent à aucune confusion. Cet ancien de police-secours, passé à la brigade des mineurs avant de quitter la profession pour le privé, affirme avoir entendu une protagoniste de cette opération – la seule femme parmi les accusés – dire qu’une version avait été «arrangée» pour faire face à la justice. Une autre inspectrice, présente lors de cette confession, dénoncera ce mensonge organisé plusieurs années plus tard. C’est sa lettre qui va relancer l’enquête et l’élargir à tous les agents présents aux côtés du présumé sprayeur.
Pour l’ancien policier, Ali ne décrit pas des choses impensables. «Quand j’ai débuté dans l’intervention d’urgence, les anciens avaient l’habitude de déposer des personnes dans les bois de Prilly. J’ai bien dû suivre. La commune a fini par s’en plaindre, alors on a opté pour Sauvabelin», se rappelle le témoin. Il explique aussi que les petites vengeances – un coup de spray au poivre par exemple pour se défouler – n’étaient pas exceptionnelles.
La hiérarchie – deux lieutenants ont été appelés à la barre – n’a jamais cautionné, ni entendu parler de tels «raccompagnements forcés». Ces responsables préfèrent parler de conduite de rapprochement au domicile même si l’un d’eux finit par concéder que cette pratique avait peut-être cours dans des temps reculés. Quant aux accusés, ils semblent avoir gardé toute la confiance de leurs supérieurs. Ce n’est pas le cas d’Ali, qui est volontiers présenté comme un affabulateur. «Mais pourquoi mentirait-il? s’est interrogé son copain de virée. Tout le monde sait bien que gagner contre la police, c’est très dur.» Il en aura peut-être une nouvelle démonstration lundi prochain, à l’heure du jugement.
Fati Mansour dans le Temps