vendredi 1 juillet 2011

L’asile au quotidien, les leçons du chaos

Durant une semaine, «Le Temps» a fait une plongée dans les centres pour requérants du canton de Vaud. Au programme: rencontres inoubliables, échanges instructifs mais aussi moments de désespoir. Nous avons aussi relevé un certain nombre d’incohérences et de difficultés découlant d’un système administratif kafkaïen et à bout de souffle.

Saturation des centres pour requérants, procédures trop longues, «cas Dublin» mal gérés, renvois impossibles: Simonetta Sommaruga doit faire face aux problèmes récurrents que ses prédécesseurs n’ont pas réussi à résoudre. La ministre de Justice et police a déjà mis des variantes sur la table. Elle propose notamment de réduire à 120 jours la durée de la procédure qui s’étend aujourd’hui sur 1400 jours en moyenne, et de traiter les demandes directement dans des centres gérés par la Confédération.

Au moment où les cantons, responsables de l’hébergement des requérants jusqu’à leur admission ou leur renvoi, haussent le ton, quoi de mieux qu’une plongée sur le terrain, là où les problèmes se vivent au quotidien, loin des grandes déclarations politiques et électoralistes. Pendant une semaine, Le Temps a fait une immersion dans plusieurs centres pour requérants gérés par l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM). Une semaine faite d’échanges instructifs, de rencontres inoubliables, mais aussi ponctuée de notes de désespoir. Une semaine aussi pour mettre le doigt sur des incohérences découlant d’un système administratif kafkaïen et à bout de souffle.

Pas assez de places

La surpopulation est le problème numéro 1. Les requérants arrivés dans un des cinq centres d’enregistrement et de procédure de la Confédération – les CEP de Vallorbe, Bâle, Chiasso, Kreuzlingen et Altstätten – sont transférés toujours plus rapidement dans les cantons. Parfois au bout de dix jours seulement. Vaud, qui se voit attribuer 8,4% des requérants, doit gérer tant bien que mal l’augmentation de 18% du nombre des migrants au premier trimestre 2011 par rapport à la même période en 2010. Une hausse qui n’est pas due uniquement au «printemps arabe», précise Pierre Imhof, le directeur de l’EVAM. «L’hébergement est un vrai problème», commente-t-il. «Les capacités étaient déjà saturées avant et en une année nous avons dû trouver 200 places supplémentaires.» Les 10 centres et abris de protection civile sont saturés à 104%. Et l’ouverture des abris PC ne s’est pas faite sans remous.

Conséquence de cette surpopulation: des tensions grandissantes et des mélanges surprenants entre différentes catégories de requérants. Nous avons par exemple vu dans le centre d’accueil et de socialisation de Crissier (334 requérants pour 308 places), censé abriter les «nouveaux arrivants» qui sortent des CEP, des personnes déboutées au régime de l’aide d’urgence. «Il y a actuellement une cinquantaine de personnes à l’aide d’urgence qui restent à Crissier alors qu’elles devraient théoriquement se trouver dans un foyer spécial. La dynamique entre les nouveaux arrivés et ceux qui sont déboutés est très différente. Cela ne facilite pas notre travail d’assistant social», confie Christophe Berdoz.

Inversement, nous avons croisé dans des foyers d’aide d’urgence, dévolus aux requérants déboutés et en attente d’expulsion, des personnes au bénéfice d’une admission provisoire. Il arrive même que des personnes qui ont obtenu le statut de réfugié séjournent encore dans des centres collectifs, par manque d’appartements disponibles.

Cette surpopulation a aussi des conséquences sur des personnes vulnérables dont l’état de santé nécessite des conditions d’hébergement plus décentes. Ali*, un musicien syrien aveugle, est arrivé il y a trois mois en Suisse avec sa femme et ses trois enfants, dont deux ont des problèmes d’yeux. Il dit être menacé de mort dans son pays pour avoir, avec son épouse, renié l’islam et être devenu chrétien. La famille attend une décision de Berne. Ali est malheureux dans le foyer de Bex pour personnes vulnérables. Il ne sort presque pas de sa chambre. «Ici, c’est dur. Je dépends de ma femme pour aller dans les toilettes et douches collectives. Dans un studio, je pourrais au moins me débrouiller seul.»

Le problème des abris PC

L’abri PC de Nyon, ouvert en 2009, permettait d’héberger 140 personnes. En raison de graves tensions – bagarres et problèmes de drogues – en début d’année, sa capacité maximale a été réduite à 80. Début février l’abri de Coteau-Fleuri (50 places), situé dans le quartier lausannois des Boveresses, a été ouvert pour soulager Nyon. Fin mai, il a fallu en ouvrir un nouveau, à Gland. Et ce n’est pas terminé: Pierre Imhof annonce l’ouverture de l’abri au Mont-sur-Lausanne le 3 août. «Et un autre pourrait l’être assez rapidement.»

Situés sous des écoles, les abris de Coteau-Fleuri et Gland ne sont ouverts que la nuit. Les requérants ont une structure de jour à disposition. A Gland, la séance d’information du 16 mai avait tourné à la foire d’empoigne, en raison des craintes exprimées par des habitants. La séance au Mont-sur-Lausanne de mercredi s’est révélée plus sereine.

«Pour nous, c’est la pire des solutions», commente Cécile Ehrensperger, responsable du secteur Nord et Ouest de l’EVAM, en nous faisant visiter l’abri de Nyon. «Au départ, nous pensions que les «cas Dublin» [personnes censées être renvoyées vers le premier pays européen dans lequel elles ont été enregistrées] ne resteraient pas longtemps et que les héberger ici serait «gérable». Normalement, la durée maximale du séjour est de six mois, mais nous avons des gens, aussi à l’aide d’urgence, qui sont ici depuis 8, 9 et même 10 mois.» En clair: des conditions précaires, prévues comme provisoires, deviennent durables. Des cantons préconisent maintenant d’utiliser des casernes militaires.

Aide d’urgence, les limites

Depuis janvier 2008, non seulement les personnes frappées de non-entrée en matière (NEM) mais tous les requérants déboutés sont privés d’aide sociale. Et ne peuvent prétendre plus qu’à une aide d’urgence. Soit un hébergement en foyer collectif avec trois repas par jour, ainsi que, dans le canton de Vaud, des bons Migros de 30 francs par mois et de 60 francs pour Caritas. Une aide financière de 9,50 francs par jour par personne remplace les prestations en nature pour les familles avec enfants et les cas vulnérables. Vaud leur garantit l’accès aux soins de base et permet à ceux présents depuis plus de trois ans en Suisse de participer à des programmes d’occupation, en échange de 300 francs par mois pour 20 heures de travail hebdomadaires.

Le régime de l’aide d’urgence est très critiqué. Il n’est pas fait pour durer or l’effet dissuasif escompté par l’Office fédéral des migrations n’est pas démontré: seuls 17% des 5826 personnes à l’aide d’urgence en 2009 (contre 12% en 2008) ont quitté la Suisse de manière contrôlée. L’ODM préfère relever que 15% continuent de percevoir l’aide d’urgence après une année.

Vraiment? Dans le canton de Vaud, sur les 862 concernés, trois quarts y sont depuis plus de six mois et 452 depuis plus d’une année, précise Pierre Imhof. Un chiffre important. Et qui peut engendrer une augmentation des coûts puisque ce régime a tendance à accentuer les troubles psychiques chez les personnes vulnérables.

Un des scénarios à Berne est de serrer encore plus la vis. Mais le risque est de pousser dans la clandestinité et des activités illégales, des gens qui ne veulent ou ne peuvent pas rentrer dans leur pays. Nous avons rencontré beaucoup des personnes à l’aide d’urgence déprimées, se plaignant de la «nourriture qui fatigue» – «ils mettent des médicaments dedans pour nous rendre inactifs», nous a lancé un Sierra-Léonais, énervé. Nous avons aussi constaté la présence de problèmes de drogues dans des centres et dans les abris PC où ne séjournent que des hommes célibataires. Aucun n’a laissé entendre qu’il voulait rentrer dans son pays. «J’ai quitté une situation difficile pour trouver pire ici. Mais je ne vais pas partir», souligne Diallo, un grand Sénégalais, coiffure rasta et doigts bagués.

Le cas de Léopoldine, 16 ans, qui se dit Angolaise et prétend être arrivée en Suisse il y a quatre ans, frappe. Nous l’avons rencontrée au foyer MNA (pour mineurs non accompagnés) de Lausanne. Cette jeune fille, timide, balayant le sol avec ses yeux, est à l’aide d’urgence depuis ses 15 ans. Le fait d’être mineure ne la dispense pas de ce régime. Elle a en revanche la chance, dans le foyer, de ne pas être traitée différemment des autres mineurs par l’EVAM. Ailleurs, elle n’aurait pas ce traitement: la plupart des autres cantons ne disposent même pas d’un foyer spécialisé pour mineurs non accompagnés. Sur les quelque 5800 personnes à l’aide d’urgence en Suisse, près de 670 ont moins de 15 ans.

Problèmes psychologiques

«Vous êtes de la police?» Après avoir été rassuré sur notre identité, Omar, rencontré dans le foyer d’aide d’urgence de Vevey, raconte son histoire, troublante. En nous fixant avec ses grands yeux noirs. Arrivé en Suisse en 2003, l’Irakien a reçu une admission provisoire. Il devait, deux jours après notre rencontre, être transféré dans un appartement géré par l’EVAM. Très calme, il assure, après avoir été hospitalisé suite à un malaise, que quelqu’un «contrôle» son cerveau. «Je suis très nerveux. Ils peuvent bouger mes mains, mon corps. J’aimerais mourir, mais sans souffrir», nous a-t-il dit, un timide sourire traversant son visage triste. Omar devrait être mieux pris en charge.

Nous avons rencontré d’autres requérants souffrant de troubles psychiques. Certains arrivent en Suisse déjà traumatisés, d’autres, fragilisés, développent des problèmes en Suisse, en raison de la précarité dans laquelle ils se trouvent. Des requérants devraient être isolés, mais restent dans des centres collectifs faute de place. Mais il arrive aussi que des personnes placées dans des appartements demandent à revenir car elles n’arrivent pas à se gérer seules. La suppression de l’examen sanitaire de la Croix-Rouge dans les CEP n’a pas contribué à simplifier la situation.

Les «cas Dublin»

La Conférence des directeurs cantonaux de Justice et police vient de tirer la sonnette d’alarme. Elle reproche à Berne de ne pas traiter en priorité les «cas Dublin» – 55% des demandes. Et exige que les requérants dont la demande est infondée, comme des «réfugiés économiques» du «printemps arabe», ne soient plus envoyés vers les cantons. Sur les quelque 8000 requérants arrivés en Suisse en 2011, près de 1000 proviennent de Tunisie. Nous en avons rencontré plusieurs, venus par l’Italie. Des assistants sociaux admettent que les ressortissants d’Afrique du Nord provoquent souvent le plus de problèmes. Or beaucoup séjournent depuis plusieurs mois dans les cantons, en raison des failles de Dublin.

Des renvois impossibles

Environ 18% des requérants obtiennent le statut de réfugié. Mais si on tient compte des admissions provisoires, ce sont près de 50% qui restent dans les faits en Suisse, ce qui relativise les accusations de «faux réfugiés» souvent brandies. Même des ONG comme Amnesty encouragent des procédures plus courtes, pour traiter rapidement les demandes infondées, pour autant qu’une véritable assistance juridique existe. Denise Graf rappelle que le Tribunal administratif fédéral a récemment souligné que l’ODM ne respectait pas toujours la jurisprudence, or «en la respectant, un grand nombre de recours pourraient être évités». Et donc ne pas prolonger la procédure.

Mais l’obstacle se situe souvent au niveau des renvois. Plus de 5500 personnes doivent être expulsées, or 68% proviennent de pays avec lesquels la Suisse n’a pas signé d’accords de réadmission. Ces accords doivent être étendus. Autre solution: rendre l’aide au retour plus incitative. Mais là aussi, réside un risque: si elle l’est trop, des personnes pourraient profiter de la filière de l’asile dans le seul but de toucher cette aide.

Le domaine de l’asile reste décidément un immense casse-tête.

Valérie de Graffenried dans le Temps

*Tous les prénoms sont fictifs.


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