jeudi 8 octobre 2009

Pourquoi la haine des frontaliers?


«Frontaliers, racailles». «Genève d’abord». C’est la surenchère des slogans nauséabonds en cette fin de campagne électorale à Genève. Décodage des racines du phénomène.

Dominique Botti - le 07 octobre 2009, 22h36
Le Matin

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Les Genevois et les Français font partie de la même région, séparée par une frontière. Ils vivent ensemble depuis la nuit des temps. Et pourtant, il y a encore des individus qui tentent de les opposer pour les séparer. A l’image des derniers encarts des partis UDC et MCG, qui stigmatisent, avec une virulence xénophobe, les 60'000 frontaliers français qui travaillent à Genève. Quelques jours avant les élections de dimanche prochain.

«Etrangers criminels», «La racaille d’Annemasse»: l’UDC crache son venin dans laTribune de Genève depuis le début de la semaine. Aujourd’hui, c’est au tour du MCG. Ce concurrent situé à l’extrême droite de l’échiquier politique en rajoute une couche dans les médias avec son slogan: «Frontaliers d’accord, Genevois d’abord».

Mais que se passe-t-il au bout du lac? Les Genevois n’aiment-ils plus leurs voisins français? La ville hôte de l’ONU et de la Croix-Rouge internationale aurait-elle perdu son sens de l’accueil? «Le Matin» a posé la question à plusieurs personnalités genevoises qui tentent de rapprocher les deux camps, plutôt que de les monter l’un contre l’autre.
L’ambiance nauséabonde de cette fin de campagne ne surprend pas Manuel Tornare, conseiller administratif de la Ville. «On a touché le fond… depuis longtemps, explique-t-il.

Aujourd’hui: ce sont les frontaliers. Demain, les musulmans. Hier, les juifs.» En fait, les arguments de la haine sont une vieille recette des partis populistes à Genève. Qui a concerné parfois la gauche politique. Christian Grobet, à l’époque de la votation sur les bilatérales en 2005, avait un slogan: «Bientôt 50'000 travailleurs frontaliers et 25'000 chômeurs. Ça suffit!». Gilles Petitpierre, ex-parlementaire fédéral radical, ajoute qu’il y a toujours eu une part des votants genevois qui n’aiment pas les étrangers. Et de rappeler le parti Vigilance qui n’avait rien à envier au MCG et à l’UDC. «J’estime à environ 20% cette part de l’électorat.» Un chiffre somme toute conséquent, alors que, selon lui, il n’y a pas de problème de frontaliers. Et que Genève a toujours eu une tradition d’ouverture et d’accueil. «En fait, cette affaire dévoile le vrai visage de l’UDC, précise Gilles Petitpierre. Au moins c’est clair: toute alliance avec ce parti est impossible.»

Schizophrénie

Genève serait schizophrène, à entendre Pierre Maudet. Le conseiller administratif de la Ville de Genève raconte que la cité s’est développée et vit grâce aux échanges avec l’autre. Mais elle a toujours eu l’angoisse de l’invasion, de l’ennemi qui vient de l’extérieur. Du coup, «tout le monde au bistrot a son exemple de frontalier qui a été préféré à un Genevois pour une place de travail. Sans évidemment en avoir la preuve», raconte Pierre Maudet. Alors que tous les Genevois devraient savoir que «sans les frontaliers on va vraiment souffrir».

Le MCG et l’UDC joue sur cette peur historique de l’ennemi qui vient de l’extérieur. Tout en jetant un écran de fumée. Car leur argumentation tient difficilement la route (lire encadré). «Le discours est simpliste, facile à comprendre: un frontalier en plus égale un emploi en moins pour les Genevois», affirme Yves Flückiger, vice-recteur de l’Université de Genève. Cet économiste, spécialiste de la question à l’Université de Genève, rappelle que la présence des frontaliers n’augmente pas le chômage. «Ils sont une main-d’œuvre complémentaire.» En d’autres termes, sans eux, il y aurait, dans la Cité de Calvin, une ambulance sur deux en moins ou encore un chauffeur de bus sur deux en moins, selon le président du Parti socialiste genevois, René Longet.

«Cette vision populiste est à court terme et n’est pas constructive», conclut l’économiste Yves Flückiger. D’accord, mais ne se base-t-elle pas sur un semblant de réalité? Certes, il y a une augmentation des frontaliers depuis les bilatérales qui engendre certains problèmes, avoue René Longet. Mais les solutions proposées par le MCG et l’UDC sont mauvaises. Mais alors, quelle est la bonne solution?

Plan d’agglomération

Selon tous ces interlocuteurs, la solution a un nom: le plan d’agglomération ou plan régional d’un bassin de 1,5 million de personnes compris entre Genève et la France voisine. Il se matérialiserait, pour le radical Pierre Maudet, par le développement des infrastructures routières, immobilières, aéroportuaires. «Il y a du travail, ajoute-t-il. Car nous avons vingt ans de retard. Autant dire que la construction du CEVA ( ndlr: liaison ferroviaire Cornavin - Eaux-Vives - Annemasse ) est essentielle.»

Cette harmonisation prend deux autres formes, selon le socialiste René Longet. D’abord un même salaire minimum dans la région. Ce qui empêcherait les employeurs de fixer des salaires de «working poor» qui s’adressent plutôt aux frontaliers. «Car ces salaires sont tellement bas qu’ils ne permettent pas de vivre à Genève.» Autre solution, selon René Longet: une même politique de logement. «Il n’y a plus de logements vacants à Genève. Au contraire de la France voisine. Ce qui fait qu’aujourd’hui il y a un autre type de frontaliers: les Suisses qui travaillent à Genève mais vivent en France ( ndlr: près de 17'000 ).» Le conseiller administratif Manuel Tornare conclut en rappelant qu’il se bat depuis longtemps pour une assemblée consultative de la région élue au suffrage universel. L’idée ne date pas d’hier. Et certaines formes de gouvernance franco-suisse existent déjà. «Mais beaucoup de bla-bla, témoigne Manuel Tornare. Peu de décisions importantes ont été prises.» Les propos xénophobes de la campagne ont au moins le mérite d’avoir réveillé l’idée d’une zone suprarégionale. Pour combien de temps?

Des arguments fallacieux

Les frontaliers. Encore eux, toujours eux. Dans la bouche d’Eric Stauffer, de Soli Pardo ou de Christian Grobet, ils sont responsables de tous les maux de Genève. Conseiller d’Etat en charge de l’Emploi, François Longchamp démonte un à un leurs principaux arguments.

Les employés résidents genevois sont discriminés au profit des frontaliers
Eric Stauffer, «Tribune de Genève», 2 juillet 2009

«Faux. Le chômage frappe plus les frontaliers que les résidents. Depuis le début de l’année, sur 1755 personnes ayant subi un licenciement collectif à Genève, 535 étaient des frontaliers. Cela représente 30% des personnes licenciées alors que les frontaliers n’occupent que 18% des emplois à Genève. Autrement dit: les frontaliers sont plus sévèrement touchés par les licenciements collectifs, notamment car la crise touche des secteurs où ils sont fortement représentés, comme l’horlogerie ou l’industrie d’exportation. Par ailleurs, les salaires des frontaliers sont systématiquement vérifiés à l’engagement pour s’assurer qu’ils ne concurrencent pas à la baisse les salaires des résidents genevois.»

Il est possible d’interdire aux frontaliers de travailler dans l’administration communale
Eric Stauffer, «Tribune de Genève», 31 janvier 2007

«Faux. Mais chaque employeur reste libre de choisir qui il engage. Comme je suis en charge des questions d’emploi, je me dois de montrer l’exemple: depuis mon arrivée il y a quatre ans, le département que je dirige n’a pas engagé un seul nouveau frontalier car nous avons toujours trouvé le personnel nécessaire sur le marché de l’emploi local.
Mais, dans d’autres secteurs, cela est impossible en raison de la pénurie de personnel qualifié. C’est le cas des hôpitaux ou des EMS. Sans le personnel soignant et infirmier frontalier, nous devrions fermer la moitié des lits dans les EMS ou les hôpitaux… ou déplacer nos aînés et nos malades à Annemasse!»

Les frontaliers profitent de notre argent et les Genevois qui paient leurs impôts sont victimes d’un dumping salarial inacceptable
Eric Stauffer, «Tribune de Genève», 31 janvier 2007

«Les frontaliers paient les mêmes impôts que les Genevois. Cela rapporte 600 millions de francs net par an à l’Etat de Genève, soit un montant qui couvre à lui seul la totalité des dépenses sociales en faveur de nos personnes âgées et handicapées. Quant au dumping salarial, nous disposons grâce aux accords bilatéraux de moyens pour rendre les conventions collectives plus solides. A Genève, tous les secteurs économiques sensibles (agriculture, construction, hôtellerie-restauration, commerce de détail, etc.) sont au bénéfice de salaires minimaux obligatoires empêchant la sous-enchère salariale. Et nous luttons aussi plus efficacement contre le travail au noir, qui constitue une concurrence déloyale.»

«Il y a bientôt 50?000 travailleurs frontaliers et 25'000 chômeurs»
Christian Grobet, «Le Matin», 27 septembre 2005

«Genève compte bien environ 50'000 frontaliers à ce jour, mais 15'451 chômeurs. Il y a 265'000 emplois dans notre canton et la population active en âge de travailler n’est que de 220'000 personnes. Sans l’apport de la main-d’œuvre frontalière mais aussi provenant d’autres cantons, nos entreprises auraient dû supprimer des emplois ou se délocaliser au-delà de la frontière. Ce n’est pas en supprimant des emplois qu’on lutte contre le chômage, mais en proposant des mesures plus actives à ceux qui cherchent un travail. C’est si vrai que, en changeant de politique, Genève est depuis dix-huit mois le canton où le chômage augmente le moins vite malgré la crise, alors qu’il était autrefois la lanterne rouge.»

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