mercredi 2 mars 2011

«Le sort des migrants en Suisse est inadmissible»

Manon Schick a passé du statut de porte-parole à celui de directrice de la section suisse d’Amnesty International. Elle évoque l’importance de la solidarité avec le monde entier. Mais aussi les droits humains en Suisse et la progression d’un discours politique raciste et xénophobe. Interview.

manon schick aiCette année, Amnesty International fête ses 50 ans. Pour l’occasion, des gens de toute la Suisse seront invités le 20 mai à porter «le toast de la liberté», en mémoire de l’événement qui avait présidé à la fondation de l’organisation en 1961 par l’avocat britannique Peter Benenson.

swissinfo.ch:  Vous êtes la responsable d’Amnesty International Suisse, depuis le 1er mars. Qu’est-ce qui va changer?

Manon Schick: Je ne crois pas que la section suisse va beaucoup changer puisque je suis déjà membre du comité exécutif et je n’ai pas l’intention de tout changer. Mais bien sûr je suis différente de mon prédécesseur (Daniel Bolomey, ndlr), qui a près de 60 ans. Je suis une jeune femme et donc j’ai peut-être des vues un peu différentes.
J’ai également travaillé comme bénévole pendant des années et je veux mobiliser les gens, pas seulement les membres d’Amnesty, leur expliquer à quel point il est important de militer en faveur des droits humains.

swissinfo.ch: Comment comptez-vous procéder à cette mobilisation ?
M.S.: C’est très difficile à une époque qui n’est pas très favorable. Cela fait plusieurs années que nous assistons à la guerre contre le terrorisme et à un important recul de la situation des droits humains. Par exemple, la Convention contre la torture a été presque anéantie par des pays comme les Etats-Unis.
Je suis bien consciente que je n’aurai pas la tâche facile. Mais je pense que c’est important de montrer aux Suisses que, si nous organisons une manifestation contre la Libye, par exemple, nous n’avons peut-être pas l’impression d’aider, alors que nous savons que la population libyenne est encouragée de savoir que le monde entier se mobilise en solidarité avec son mouvement.
Nous devons saisir les chances qui nous sont offertes en Suisse, comme la liberté d’expression etc, pour en faire profiter des gens qui n’ont pas ces chances.

swissinfo.ch: Le gouvernement suisse aime à dépeindre le pays comme un bastion des droits humains. Les Suisses s’intéressent-ils à ces questions de manière générale ?
M.S.: Beaucoup, je crois. Amnesty International bénéficie ici d’un important soutien, comme d’autres organisations de défense des droits de l’homme. Nous-mêmes comptons plus de 45'000 membres et plus de 100'000 donateurs. La proportion de la population qui nous soutient est plus importante que dans des pays comme la France ou l’Allemagne, qui ont presque le même nombre de donateurs pour une population beaucoup plus nombreuse.
Je pense que c’est un signe que, même si les Suisses n’ont pas beaucoup de temps pour descendre dans la rue ou pour écrire des lettres, etc, ils s’intéressent aux droits humains.

swissinfo.ch: Dans le rapport 2010 d’Amnesty, vous dites que le discours public est de plus en plus raciste et xénophobe dans ce pays. Qu’entendez-vous par là ?
M.S.: Amnesty n’est pas la seule à faire ce constat. Dans le débat politique, on entend de plus en plus souvent parler d’«islamisation de la Suisse» ou de «danger pour les valeurs suisses», ce qui était plutôt rare auparavant.
Ces dernières années, cette tendance s’est aggravée depuis que les partis politiques tendent à utiliser les sentiments xénophobes de la population pour faire le plein de voix. Au point qu’on a l’impression qu’il y a un gros problème entre l’islam et les autres religions dans ce pays, ce qui n’est pas vrai.
Les partis ont une lourde responsabilité et il faut qu’ils cessent de jouer ce jeu dangereux pour la cohabitation entre Suisses et étrangers, ou entre les religions de ce pays.

swissinfo.ch: Et c’est le plus gros défi lancé aux droits de l’homme en Suisse, selon vous ?
M.S.: En tout cas, c’est l’un des plus gros. L’autre grand problème est posé par les migrants. Depuis une trentaine d’années, la situation s’est nettement détériorée et la législation sur l’asile est presque toujours devenue plus sévère.
Actuellement, la situation est très, très difficile pour les migrants. Certains demandeurs d’asile n’ont droit ni à une procédure équitable ni à des conseils juridiques et, lorsque leur recours est rejeté, ils n’ont aucun droit à une existence digne: des familles n’ont que 10 francs par jour pour survivre, même lorsqu’elles n’ont pas les papiers nécessaires pour retourner dans leur pays. C’est inadmissible dans un pays tel que la Suisse.

swissinfo.ch: Lorsque Amnesty critique la Suisse, de nombreux lecteurs réagissent en écrivant que vous défendez des étrangers qui menacent les valeurs suisses. Que leur répondez-vous ?
M.S.: C’est toujours très facile de critiquer la Chine ou, actuellement, la Tunisie ou la Libye, parce que tout le monde sait que la situation est mauvaise dans ces pays. Mais personne ne veut entendre parler des problèmes qui peuvent exister en Suisse.
Je dis toujours, bon c’est vrai, la Suisse est un pays où il fait bon vivre, où les droits humains sont respectés, mais cela ne suffit pas, nous devons montrer une certaine cohérence entre la manière dont la Suisse se présente à l’étranger, en disant que les droits de l’homme sont importants, et la façon dont les autorités suisses agissent à l’intérieur du pays, par exemple à l’égard de la population migrante.
C’est aussi une question de crédibilité. Nous ne pouvons pas toujours critiquer ce que font les Etats-Unis en Afghanistan ou à Guantanamo, et ignorer les problèmes que nous avons, même s’ils sont mineurs. Nous devons nous montrer critiques envers tous les pays.

Thomas Stephens, swissinfo.ch, traduction de l’anglais: Isabelle Eichenberger

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