Muezzins contre bredzons (1)
Il existe des records en démocratie comme en athlétisme. Contre toute attente, la Suisse vient d’en pulvériser un en adoptant constitutionnellement une mesure clairement anticonstitutionnelle.
Un mur du son législatif vient d’être franchi. Gros bang pour ce petit pays quadrilingue, si « multiculturel » que le terme en paraît anémique, si angoissé par ses tendances centrifuges que la fixation consensuelle y est une sorte de passion nationale. Nation en effet, minutieusement attentive à ne léser aucune de ses minorités, voici la débonnaire Confédération helvétique tout à coup devenue le théâtre d’un bras de force rageur entre roumis et mahométans.
Au milieu de nos verts pâturage où l’on trait sa vache et vit en paix, il paraîtrait que des minarets n’auraient pas eu bonne façon.
Traumatisées, nos élites politico-culturelles ajustent leurs cilices et se flagellent en rond. Cérémonies de rémission des péchés et actes de contrition se multiplient : processions d’opposants avec bougies, érection de minarets de carton-pâte, cultes interreligieux empreints de gravité suave, de profundis pathétiques, épanchements fraternels envers la « communauté » musulmane, débats post partum etc.
Quand comprendront-ils qu’ils sont les premiers responsables de cet état de fait ? En vingt ans, de l’affaire Rushdie à l’affaire Khadafi en passant par celle des caricatures, nos notabilités politiques et religieuses se sont illustrées face à l’islamisme par une pusillanimité inoxydable comme la lame d’un couteau suisse. A gauche, par crainte du fameux procès d’intention en islamophobie ; à droite parce que les cheikhs dépensent et investissent passablement. Un peu partout parce que les musulmans forment un électorat que tout le monde préfère ménager.
A quoi bon rappeler les innombrables complicités dont ont bénéficié de la part d’intellectuels de gauche prestigieux et d’autorités morales incontestées les célèbres prédicateurs locaux Hani et Tariq Ramadan, hérauts de l’islam élus par personne sinon par les médias eux-mêmes, lesquels n’ont eu de cesse de leur tendre leurs micros avec une générosité dont les laïques n’osent même pas rêver.
Ce qui devait arriver arriva, sur le modèle même que décrivait Taslima Nasreen aux Rencontres laïques internationales de St-Denis en avril dernier : si les progressistes ne défendent pas la laïcité, c’est l’extrême-droite qui le fait, à sa manière, avec toutes les simplifications que cela comporte, grâce à une contre-offensive identitaire électoraliste promettant l’exhumation d’une « culture » chrétienne largement tombée en désuétude, comme dans toute société sécularisée.
On aura goûté à la joie sans mélange de voir la laïcité subitement défendue par tous ceux qui depuis vingt ans ont fait preuve à son égard de l’ignorance la plus crasse ou du mépris le plus complet, et qui ne seront jamais disposés ni à défendre la séparation des Eglises et des Etats, dans les 24 cantons sur 26 où elle n’existe pas encore, ni à abroger le délit de blasphème maculant depuis des décennies notre code pénal (art. 261). Ce qui n’a nullement empêché notre précédente présidente, Mme Calmy-Rey, de rejeter hautement le principe pour la déclaration de Durban. Tout ce beau monde préférant de loin, une fois sorti des plateaux télé, détourner l’attention vers des questions aussi pressantes que l’enseignement du fait religieux à l’école, la prise en charge des imams par la Confédération, quand ce n’est pas, je n’invente rien, cet autre objet crucial bouleversant notre quotidien : la présence ou non de sapins de Noël dans nos classes d’écoles.
Tartuffe aux sommets de sa forme.
Néanmoins, en tant qu’elle a pu permettre à de nombreux citoyens exaspérés à juste titre de dire leur fait à l’arrogance islamiste, à la bien-pensance culpabilisée, à la lâcheté politique intéressée, à l’islamo-gauchisme cafouillant et au féministe relativiste, cette initiative a certainement représenté une réaction politique plutôt saine.
Mais qui malheureusement porte à faux, dévie de sa cible etlance des balles perdues...
D’abord, ce n’est faire de mauvais procès à personne que de rappeler le fond racialiste évident de cette initiative : son principal artisan, Hans Schlüer, fut jadis, au moment des grandes initiatives xénophobes des années septante, le secrétaire de leur principal défenseur, James Schwarzenbach.
Ensuite, qu’on examine les arguments du comité référendaire : un, les minarets seraient les symboles d’un pouvoir politico-religieux rampant visant à s’imposer en Suisse : 4,3% de la population annexerait nos vertes vallées… Deux, argument de la pente glissante, les minarets annonceraient l’officialisation de la char’ia. : lapidation, décapitation et égorgement au bord du lac des Quatre-Cantons, bucolique tableau… Trois, leur autorisation menacerait la paix religieuse : car préserver la paix religieuse reviendrait donc à discriminer une religion, subtile inférence digne de Clovis… Enfin, dernier refuge, et plutôt inattendu, de notre perfectionnisme diplomatique : interdire les minarets protégerait les chrétiens des terres musulmanes privés du droit d’élever leurs propres monuments. La Croix-Rouge à l’envers et les affaires étrangères, dans la conception agreste de Guillaume Tell.
Pourtant, bien qu’ils aient à subir des discriminations croissantes (c’est bien le mot) de la part des islamistes, les chrétiens disposent depuis longtemps, dans la plupart des Etats de coutume musulmane, de leurs lieux de culte. Exception tristement réelle : l’Arabie saoudite.
Mais qu’on se rassure, Superswatch arrive ! Par l’unique et vigoureuse expression de leur souveraineté populaire, les Suisses vont peigner les dunes, coiffer les dromadaires, réformer en somme l’Arabie saoudite, la convainquant peut-être au passage d’adopter, comme la Turquie naguère, notre mirifique Code civil. Il suffisait d’y penser… Et on comprend mal l’insensibilité de la Lybie, qui n’a pas encore libéré nos otages, malgré des excuses aussi ultra-plates que certains de nos joyaux horlogers.
Au-delà de ce folklore alpestre, ceux qui ont voté pour l’initiative anti-minarets, qui ne sont pas tous extrémistes, ni toujours de droite, ont commis une négligence coupable en ignorant deux phénomènes humains récurrents.
Non seulement, comme l’analysait Amin Maalouf dans ses Identités meurtrières, les facteurs de différenciation des hommes sont nombreux (la religion, le sexe ou l’orientation sexuelle, la nationalité, la langue, le niveau d’instruction, la classe sociale) mais leur hiérarchisation varie avec les époques et les circonstances. Leur commune appartenance à l’islam n’empêche pas les Soudanais de massacrer les habitants du Darfour, ni les Egyptiens de molester les footballeurs algériens. Pour ceux qui y croient encore, soit pour s’en effaroucher soit pour l’exalter, il n’est pas mauvais de montrer que l’ « umma », n’est qu’un mythe inconsistant.
Ce qu’on sait aussi, c’est que l’élément identitaire le plus revendiqué, celui qu’on défendra avec le plus d’acharnement, vient de là où l’on se sent le plus menacé, quelle qu’en soit par ailleurs la nature. Comme les Belges, c’est la langue qui fait monter au créneau les Berbères, sépare Turcs et Kurdes, tous musulmans. Le catholicisme, commun aux Hutus et aux Tutsis, ne les a pas préservés de l’épouvante génocidaire : c’est la fierté ethnique qui a poussé les premiers à massacrer les seconds.
Les musulmans de Suisse, pour 80% d’entre eux, ont quitté au moment de la guerre civile leurs Balkans et des sociétés largement sécularisées. On leur avait appris assez rudement qu’ils devaient cela à leur religion, dont bien peu se souciaient. En Suisse, ils étaient sans doute heureux de retrouver un certain droit à l’indifférence. Mais, parce que les Suisses ont trouvé un beau joujou pour régler leurs comptes par personne interposée, on vient de leur faire comprendre, pour la deuxième fois et cette fois-ci dans leur pays d’accueil, qu’ils font tache dans le paysage. Et pour la même raison…
Rien d’étonnant si les islamistes exploitent cette ancienne rancœur ainsi ravivée.
Outre le fait que cette situation ne manquera pas d’être perçue comme une injustice par les intéressés, tout en allant jusqu’à admettre le fantasme d’un danger islamique général, la seule question importante qui se pose est celle-ci : quelle utilité stratégique y a-t-il à renforcer ses adversaires en les rabattant sur leur identité plutôt qu’à les laisser vivre librement leurs différences et leurs divergences ?
Aussi comprenons-nous mal nos amis de Riposte laïque qui, de loin et assez bruyamment, ont cru bon de pousser des hurlements de joie en apprenant le succès de cette opération politique, non seulement diamétralement opposée aux principes laïques, mais en vérité inutile et néfaste.
Yves Scheller
Président de l’Association suisse pour la laïcité
(1) Bredzon : blouson montagnard à manches courtes, bouffantes et brodées, accessoire indispensable du folklore helvétiste.
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