jeudi 12 novembre 2009

L'Islam en Suisse, une foi qui prend mille visages

Dans la Tdg

RENCONTRE | L’initiative contre la construction de minarets les a placés en pleine lumière: les musulmans de Suisse sont au centre du débat autour de la votation fédérale du 29 novembre prochain.


Serge Gumy | 12.11.2009 | 00:05

L’initiative contre la construction de minarets les a placés en pleine lumière: les musulmans de Suisse sont au centre du débat autour de la votation fédérale du 29 novembre prochain. D’ailleurs, les milieux qui ont lancé le texte – une partie de l’UDC et les évangéliques de l’Union démocratique fédérale – n’en font pas mystère: c’est moins le symbole architectural qu’ils visent que la présence de l’islam en Suisse, pays qu’ils considèrent comme chrétien.

La campagne en cours offre l’occasion de faire plus ample connaissance avec les 400 000 musulmans vivant en Suisse et dont seuls 10% se disent pratiquants. Dans ces pages spéciales, la Tribune de Genève illustre la diversité des fidèles de l’islam en présentant des familles issues des grandes communautés de provenance. Et elle fait réagir des musulmans d’ici au débat sur les minarets, qui, s’il fait partie du paysage à Genève, déclenche des passions ailleurs.

En Suisse, les musulmans ne représentent que 4,3% de la population. Les croyants sont majoritairement catholiques (42%) ou réformés (33%). Contrairement à ce que l’on croit généralement, la communauté musulmane suisse n’est pas issue majoritairement des pays arabes. 57% viennent des Balkans et 20% de la Turquie. «Dans ces communautés, comme l’explique Stéphane Lathion, enseignant à l’Université de Fribourg et président du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse, la religion est une question privée. Elles ne ressentent pas le besoin de trop la revendiquer publiquement. Le foulard, par exemple, n’est pas prioritaire pour les musulmanes des Balkans ou de Turquie. Souvent, les femmes le portent parce qu’elles viennent d’un village où cela se fait, sans qu’il faille y voir un message du type «regardez-moi, je suis musulmane». Mais selon lui, ce n’est pas une revendication essentielle».


«Personne ne pense que je suis musulmane»

A Moudon, il est dans tous les papets, dirait-on d’Ufuk Ikitepe (38 ans). Et vaudois, le papet! Au Conseil communal de la petite ville broyarde, ce double national porte les couleurs du Parti radical. Responsable des fournitures scolaires, Ufuk Ikitepe est l’infatigable vice-président du groupe Suisses-Etrangers et le président de l’Association turque de Moudon.

«Je suis très actif socialement», confirme Ufuk Ikitepe, qui reçoit justement dans les locaux acquis en propre par l’association. Au mur, les drapeaux suisse et turc; dans le fond de la salle qui sert de café, une télévision retransmet un match de foot du championnat turc. A l’étage, la salle de prière: la mescid. Les 200 membres de la communauté la fréquentent avec assiduité.

«Cette campagne sur les minarets, si elle ne change pas grand-chose à notre vie, met en avant ces affiches… On les trouve racistes et xénophobes. L’amalgame n’est pas un droit démocratique», glisse Ufuk Ikitepe, avant d’argumenter sur la séparation des pouvoirs dans un discours bien rodé: «Inscrire dans la Constitution suisse un article qui ne concerne que la communauté musulmane serait en contradiction avec la liberté de culte et de conscience.»

Son épouse, Umran Ikitepe (38 ans), avec son français hésitant, préfère passer par son mari pour témoigner. L’affiche, toujours l’affiche… «C’est blessant! Mais avec la burqa, l’image véhiculée est si caricaturale que personne ne pense que je suis musulmane. Il faut croire que je n’entre pas dans les critères», rigole-t-elle. Aussi trouve-t-elle positif que le débat torde le cou à certains lieux communs sur l’islam. Ufuk Ikitepe, en politicien madré, désapprouve cette opinion: «La dynamique est défensive. Les musulmans sont dans la correction d’une image. Ce n’est jamais bon!»

Pour les Ikitepe, «le minaret est un faux débat. Nous ne nous sentons pas concernés. Les constructions relèvent des communes et des cantons. N’avons-nous plus confiance en eux?» questionne Ufuk Ikitepe, en chantre de l’intégration.

Les deux filles, Ozge (14 ans) et Sudenur (8 ans), se sentent, elles aussi, peu touchées. Normal pour ces deux fillettes – doubles nationales de cœur – qui ne se verraient pas vivre ailleurs qu’en Suisse. Et si vos filles épousaient un Suisse chrétien? La discussion vacille, un ange passe…

«On souhaiterait que nos filles épousent un Turc musulman, mais nous devrons malheureusement accepter leur choix», répond Ufuk Ikitepe, pour le coup fébrile. Malheureusement? «C’est une question de foi, c’est un conseil du Coran… Mais vous, vous ne suivez pas tous les préceptes de la Bible à la lettre!» glisse Ufuk Ikitepe, qui reprend pied dans la discussion, les yeux dans les yeux de son aînée.

Xavier Alonso




«La fête de Pâques, c’est la fête de tout le monde»

«Les affiches de la votation me font parfois sourire. Mais je trouve grave d’utiliser de tels symboles pour stigmatiser une communauté qui ne demande qu’a vivre en paix», estime Abdourahmane Faye (40 ans). L’informaticien franco-sénégalais, établi à Lausanne depuis neuf ans, père de trois enfants (de 9, 5 et 1 an), déplore «la peur et l’ignorance» qui fondent cette initiative. Son épouse, Thialal Sylla Faye (35 ans), elle aussi informaticienne, acquiesce.

Pour eux, la religion est source de paix plutôt que de tensions. Il faut dire qu’ils ont grandi au Sénégal, un pays où les monothéismes coexistent pacifiquement. Les musulmans (95% de la population) et les chrétiens (4%) vivent en bonne intelligence. «La fête de Pâques, c’est la fête pour tout le monde, explique Thialal. Dans une même famille, les musulmans invitent les chrétiens à la Fête du sacrifice et nous passons Noël chez les chrétiens.»

Ce qui ne signifie pas que le couple relativise l’importance de la religion. Au contraire, tous deux se disent très croyants et pratiquants. D’abord en raison de leurs racines familiales. Le père d’Abdourahmane était théologien et enseignait, notamment à l’Université d’Al-Aqsa, au Caire. Celui de Thialal, Maodo Sylla, était l’imam de la grande mosquée de Dakar, un personnage célèbre au Sénégal. «Nous avons grandi dans le moule, résume Abdourahmane. Mais comme nous avons fait des études, nous avons acquis une capacité critique et, pour nous, la religion est devenue un vrai choix.»

Chez les Faye, la religion imprègne la vie quotidienne. Elle passe par les prières. «A la maison, car au bureau, ce n’est pas possible.» Elle passe aussi par le respect strict des interdits alimentaires, alcool et viande de porc. «Dommage qu’il soit difficile de trouver des rayons halal dans les magasins.» Enfin, le couple fréquente la mosquée le vendredi. «En tant que minorité, nous ne demandons rien d’autre que la garantie de la liberté de culte», dit Abdourahmane.

Ces deux champions de la tolérance à la sénégalaise s’étonnent qu’un minaret, «simple édifice architectural», tout comme un voile, «simple pièce de tissu», puissent susciter autant de débats, de méfiance et d’a priori. Thialal (qui travaille à 80%) s’étonne que «lorsqu’une femme suisse cesse de travailler à la naissance d’un enfant, on trouve cela normal. Mais quand il s’agit d’une musulmane, on considère qu’elle n’a pas eu le choix.»

Bien sûr que certains extrémistes ne pensent pas comme eux. Mais «l’extrémisme qui consiste à vouloir imposer ses points de vue à l’autre n’est pas lié à la religion, observe Abdourahmane, c’est un comportement psychologique. Et les extrémismes peuvent se répondre et se nourrir les uns les autres.»

Patrick Chuard


«Nos enfants décideront de leur religion»

Elle porte jupe courte, débardeur et queue de cheval. Lui est rasé de près et en polo. En rencontrant Diellza Ismailaj et son mari Alban, on est loin du portrait-robot du musulman barbu et de son épouse voilée. On est à Lausanne, quartier des Faverges. Dans la bibliothèque, une série d’ouvrages de psychologie – Alban Ismailaj est thérapeute – mais pas de Coran.

Ces Albanais du Kosovo nous avaient prévenus: «Cette campagne, les affiches UDC, la religion, tout cela nous concerne d’assez loin, car nous sommes peu pratiquants. Mais venez!» Comédienne au Kosovo, mère au foyer en Suisse, Diellza, 23 ans, ne s’est jamais voilée. Sa mère non plus.

«Même si je suis croyante, je ne suis allée qu’une ou deux fois à la mosquée et j’ai observé quelques fois le ramadan. Au Kosovo, seule une minorité de la population est très pratiquante.» Son mari, 38 ans, n’est pas croyant. «A l’époque du communisme, les gens n’allaient pas à la mosquée, raconte-t-il. Le monde musulman est vaste, ce que ne comprennent pas les partisans de l’initiative. Au Kosovo, il est par exemple interdit d’avoir plusieurs femmes.» Et Alban Ismailaj d’expliquer que les Albanais n’ont pas forgé leur identité sur leur appartenance religieuse, mais sur leur langue.

Alban Ismailaj est arrivé en Suisse en 1991 comme demandeur d’asile. Il possède aujourd’hui les nationalités suisse et kosovare et une formation d’infirmier. Son épouse, à Lausanne depuis trois ans, est titulaire d’un permis B. Même s’ils se considèrent peu touchés par les débats sur l’islam, les Ismailaj seraient «déçus» en cas de plébiscite de l’initiative. «Pour nous, la Suisse est un pays qui garantit les libertés religieuses, explique Diellza. A Lausanne, on trouve un pavillon thaï, la synagogue, des églises chrétiennes. Je ne vois pas pourquoi les musulmans ne pourraient pas construire leur mosquée avec ou sans minaret…»

Se sont-ils déjà sentis discriminés en raison de leur religion? Diellza Ismailaj hésite, puis se lance. «Un temps, on recevait des lettres anonymes d’une voisine… Mais c’est surtout parce qu’on est étrangers, je pense.» Quant à leurs deux enfants (Isuf, 2 ans, et Dora, 8 mois), ils seront élevés dans la laïcité. «Ils décideront eux-mêmes plus tard», dit le papa. «Ils ne seront pas circoncis, ajoute la maman. On continuera à fêter Noël, avec des cadeaux, comme on le fait au Kosovo. Mais on célèbre aussi chaque année une autre fête musulmane qui arrive après le ramadan.»

Martine Clerc


«Avec ou sans minarets, la foi est dans le cœur»

Dans son commerce des Pâquis, à Genève, Djamila a posé un Coran sur la table, au-dessus des journaux. Et derrière le comptoir, un drapeau rouge et vert, installé à côté d’une petite tour Eiffel, rappelle que si elle a la nationalité helvétique, cette coiffeuse est d’origine marocaine. Djamila est arrivée en Suisse à 20 ans. C’était le début des années 80, elle était en vacances. Mais elle est tombée amoureuse d’Amédée.

Amédée Alfred s’est rapidement converti: il s’appelle désormais Ahmed Farid. «A mon mariage, au Maroc, on m’a appris que je pouvais avoir quatre femmes, plaisante le Fribourgeois. A la base, je suis catholique, mais je n’étais plus pratiquant. Et puis j’ai lu le Coran…» Djamila l’admet aussi: elle n’aurait pas pu vivre avec un non-musulman «parce que c’est un péché».

Le couple a un fils de 22 ans, aux cheveux blonds et yeux noisette. «Petit, on me faisait parfois des blagues, mais ça se passait bien, raconte cet ingénieur du son, fan de l’équipe suisse de football. Aujourd’hui, les choses ont changé… Moi, j’ai une tête de Suisse, mais devant certains amis, les portes se ferment.»

C’est par leur fils que Djamila et Ahmed ont redécouvert la religion. Le garçon, qui suivait des cours d’arabe à la mosquée, a fini par demander à sa maman s’il devait lui apprendre à prier… Aux vacances de patates de 2000, la famille est partie en pèlerinage à La Mecque. Djamila est rentrée voilée. «Au début, je craignais l’opinion des clients», raconte son mari. Mais la coiffeuse y tient: «Dieu nous demande de cacher notre chevelure. Je me couperais la tête plutôt que d’enlever mon foulard.»

La famille fréquente la mosquée et respecte le ramadan. L’initiative contre les minarets, elle la perçoit comme une provocation. «Pourquoi ces monuments dérangent-ils? Il n’y a pas d’appel à la prière», soupire Ahmed. Et sa femme: «On peut enlever les minarets, mais la foi, elle, est dans le cœur.» La Suisse, ils la voient comme une terre de tolérance, même si le regard des autres n’est plus le même. «Des personnes ne me disent plus bonjour et on m’a traitée de sale Arabe, raconte Djamila. Ça m’a fait mal… Arabe oui, mais sale, non!»

«Si d’autres font des bêtises, ce n’est pas à nous d’encaisser, poursuit le couple. La religion n’enseigne pas le fanatisme, mais le respect des autres.» Les autres, ce sont aussi ces non-musulmans qui viennent manger à la mosquée le jour de la Fête des voisins. «On sent alors un grand amour, ce serait bien que ce soit toujours ainsi», conclut la coiffeuse.

Caroline Zuercher

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