Dans la Tdg
VOTATION | La mosquée de Genève a son minaret, celle de Lausanne en aimerait bien un. Rencontre.LAURENCE BÉZAGUET | 12.11.2009 | 00:04
Genève
Il est 8 heures et Selmani Makvire, patrouilleuse scolaire, a du boulot dans son fief du Petit-Saconnex. Ce qui ne l’empêche pas de défendre le minaret qui «ne détonne pas» dans le paysage: «Des fois, on sent un peu de tension, mais le bâtiment est plutôt beau. Et puis, il faut être tolérant.» Un passant n’est pas de cet avis. Il estime, sous le couvert de l’anonymat «de peur d’offusquer son employeur», que «ce symbole de domination et d’islamisation rampante dérange».
D’une manière générale, c’est l’acceptation du minaret qui domine dans le quartier. «Je n’ai aucun problème avec cette architecture; il y en a de beaucoup plus vilaines dans notre cité. Elle s’intègre, en outre, parfaitement ici. Certains ne l’avaient d’ailleurs jamais remarquée auparavant!» considère Pierre-Alain Mayaud. Qui se montre, en revanche, un peu agacé des excès liés à la prière du vendredi: «Certains se croient seuls au monde et se garent n’importe où.»
Une critique qui n’est pas prise à la légère par l’imam de la mosquée, Youssef Ibram: «Le tiers de nos fidèles viennent de France voisine et il n’est vraiment pas aisé de se garer près de chez nous. D’une manière générale, nous faisons tout pour éviter aux voisins les nuisances.»
Concernant la fronde antiminarets, tant l’imam qu’Idris Fontaine, un fidèle, admettent que ces tours ne font effectivement pas partie des piliers de la foi islamique. Mais «le clocher des églises n’appartient pas davantage aux fondements de la chrétienté.»
Youssef Ibram insiste: «Dès le IIe siècle de l’Hégire, un consensus juridique a établi le concept de la mosquée avec un minaret. Pour appeler les fidèles et pour montrer l’édifice aux étrangers comme un phare. Au Petit-Saconnex, non seulement on n’a jamais fait d’appel à la prière depuis les hauteurs, par respect du voisinage, mais en plus, notre symbole s’inscrit discrètement dans le périmètre. Il est d’ailleurs situé derrière la mosquée, et non pas devant comme cela devrait être le cas.»
«Pas de tension»
Deux jeunes filles du Collège André-Chavanne semblent interloquées par le sujet. «Nous passons chaque jour devant le minaret et nous n’avons jamais senti la moindre tension», réagissent Mélanie Fontoura da Fonseca et Shandee Doan. «Les gens doivent pouvoir pratiquer leur religion comme ils l’entendent, surtout dans une terre d’accueil comme la nôtre.»
Lausanne
Un minaret sous gare? Pourquoi pas. En pleine campagne sur l’initiative antiminarets, Mouhammad Kaba, directeur de la mosquée de Lausanne, ne voudrait surtout pas jouer les provocateurs. Mais ce défenseur de la transparence n’est pas homme à cacher ses projets sous le tapis.
«Le minaret n’est pas une priorité. Pas même un préalable. Nous pouvons nous en passer. Mais d’un autre côté, il permet d’assurer une traçabilité. Une lisibilité des musulmans dans l’espace public.» L’imam Mouwafac el-Rifaï est du même avis: «Le minaret marquerait la présence de la communauté musulmane. Il ne faut pas laisser l’islam dans les caves.»
Pour l’heure, la mosquée inaugurée il y a un an presque jour pour jour au passage de Montriond est presque invisible au profane, malgré ses 1300 m2. De l’extérieur, rien ne signale la nouvelle affectation de ce vaste bâtiment d’allure postindustrielle, un ancien garage et entrepôt dont l’architecture n’a pas été modifiée.
«La mosquée est à l’intérieur», commente un habitué des lieux, croisé sur le trottoir d’en face. Vrai. Passée la porte vitrée, retirées les chaussures, on est transporté dans un décor grandiose et paisible. L’espace a été totalement réorganisé. L’immense salle de prière, au sol recouvert d’un profond tapis de Turquie, est baignée par la lumière du jour, qui tombe d’un dôme translucide. La chaire de bois précieux (minbar), le lustre monumental où sont gravés des versets du Coran et les balustrades en tek ouvragé de la mezzanine des femmes composent un fastueux tableau.
De l’avis général, le nouveau lieu de culte et de culture s’est intégré sans heurts dans la vie du quartier. Mouhammad Kaba soigne les relations avec le voisinage. Le dialogue passe par Denner, la Coop ou la Maison de quartier.
C’est pourquoi il ne veut rien brusquer. Pourtant, même si aucune demande formelle n’a été déposée, le minaret de Lausanne est pour lui davantage qu’un vœu pieux: un vrai projet, lié à la construction du deuxième étage de la mosquée, prévu dans les cinq prochaines années. «Nous voulons un minaret qui s’insère dans la culture locale. Pas un minaret d’importation. Ce sera une construction innovante, avec le savoir-faire d’ici. Pourquoi pas en verre?»
Joëlle Fabre
«Mahmoud, adolescent né en Suisse, a d’autres soucis que les minarets»
Enseignant à l’Université de Fribourg et président du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse, le scientifique Stéphane Lathion répond à nos questions.
Qui sont les musulmans de Suisse?
Le dernier recensement, qui date de l’an 2000, établit leur nombre à plus de 310 000, mais on estime aujourd’hui qu’ils approchent plutôt les 400 000. Ils sont originaires des Balkans et de Turquie à près de 80%. Les arabophones sont nettement minoritaires, contrairement à l’image que les Suisses s’en font. On constate aussi que ces personnes proviennent de pays dans lesquels la laïcité de l’Etat est acceptée. Culturellement, ils ont l’habitude de négocier avec des autorités laïques. Le problème se pose différemment en France, avec les musulmans originaires du Maghreb, par exemple.
Concrètement, qu’est-ce que cela change?
Dans ces communautés, la religion est une question privée et elles ne ressentent pas le besoin de trop la revendiquer publiquement. Le foulard, par exemple, n’est pas prioritaire pour les musulmanes des Balkans ou de Turquie. Souvent, les femmes le portent parce qu’elles viennent d’un village où cela se fait, sans qu’il faille y voir un message du type: «Regardez-moi, je suis musulmane». Ce n’est pas une revendication essentielle.
Ces hommes et ces femmes sont-ils heureux en Suisse?
Oui, dans le sens où la Suisse offre de bonnes conditions socio-économiques en comparaison des pays d’où ils viennent. Pour la première génération, l’intégration se passe bien. Le vrai problème, on le rencontre avec les enfants qui sont nés en Suisse, ont notre passeport mais s’appellent Erkan, Mahmoud ou Mohammed.
Ces jeunes parlent le français, mais leur nom et leur physique font qu’on leur renvoie l’idée qu’ils ne seront jamais vraiment d’ici. A l’école, par exemple, le prof va demander à Mahmoud d’où il vient. En soi, la question est légitime, elle témoigne même d’un intérêt pour l’élève. Mais quand l’interlocuteur insiste et réitère plusieurs fois son interrogation malgré le fait que Mahmoud a répondu clairement qu’il était Suisse, cela peut commencer à exaspérer. A force, ce jeune se sent exclu. Et après quelques années, soit on lui donne du Valium, soit il explose.
Avez-vous des solutions?
Pas concrètement… On doit chercher ensemble des pistes, des matelas qui permettront d’atténuer les chocs. Car on va droit dans le mur. Il faut avoir conscience que Mahmoud existe et qu’il est Suisse. Le problème, c’est que si ce jeune ne fait pas confiance au système et au cadre légal – parce qu’il se sent exclu, parce qu’il réalise que son copain Jean-Louis a deux fois plus de chances de trouver du travail – il n’aura plus aucune raison de le respecter.
Mais si ces jeunes posent des difficultés, il faut hausser le ton!
Bien sûr, mais il ne faut pas mettre la religion là où il n’y en a pas. Avant d’être des musulmans, ces personnes sont des individus, constitués notamment de leur croyance. Souvent, les problèmes ne sont pas liés à la religion, mais à des questions socio-économiques. L’islam, c’est l’argument des paresseux et de ceux qui veulent simplifier le débat. Et les délinquants musulmans doivent être traités comme les autres.
Comment cette communauté vit-elle la campagne autour des minarets?
Mahmoud ne s’intéresse pas à la question des minarets. Il a des soucis d’ado, comme tous les Suisses. Et il n’est pas le seul: les minarets, c’est vraiment un faux débat. La plupart des musulmans ne se sentent pas concernés et ne demandent même pas à pouvoir en construire. En même temps, on leur demande leur avis et s’ils ne répondent pas, on le leur reproche. Alors que voulez-vous qu’ils disent d’autre que, oui, en général, les mosquées sont accompagnées d’un minaret?
Caroline Zuercher
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