Voici un excellent article de Christian Leconte, publié samedi dernier dans Le Temps, qui rapporte le témoignage de jeunes requérants Africains. D'autres témoignages du même genre peuvent être consultés dans les pages "Quand on NEM..." dans la colonne de droite; toutes ces histoires témoignent également de cette politique officielle de "profilage ethnique" dont nous parlait récemment Didier Estoppey
Les images de milliers d'immigrés africains escaladant les grillages de Ceuta et Melilla ont bouleversé le monde. Qui sont ces hommes? Que fuient-ils? Où vont-ils?
Les passeurs ont dit à Emmanuel le Libérien qu'il fallait mentir sur son âge «parce qu'en Suisse c'est une question vitale». S'il est majeur, il est un requérant d'asile comme un autre, sans réel droit, menacé d'être expulsé à tout moment.
Emmanuel a retenu la leçon. «J'ai 16 ans», soutient-il. Mineur donc. La loi le protège, il a même le droit d'aller à l'école.
Mais les Suisses ont trouvé une parade: le test osseux (radiographie du poignet) qui déterminerait l'âge. Au Centre d'enregistrement des requérants d'asile (CERA) de Vallorbe, le verdict est tombé: «Vous avez environ 20 ans.»
Tous la même histoire
Emmanuel a dit que c'était faux. Il a fait un recours puis est entré en clandestinité. Il traîne en ce moment à Lausanne. Dort dehors ou dans un sleep-in lorsqu'une bonne âme lui glisse 5 francs. Il retrouve là d'autres naufragés, tout aussi dépourvus. Africains, pour la plupart.
«Je n'aime pas ces endroits-là parce qu'on a tous la même histoire et c'est bien à cela que je voulais échapper, la même histoire, les mêmes guerres, la même misère.» Les bancs des gares, c'est mieux. La solitude est sa force. Il brave l'indifférence et «la police qui insulte et fouille partout, même dans le plus intime du corps pour savoir si on trafique de la drogue.»
Emmanuel a quitté le Liberia en guerre en 2002. Parents morts, le frère et la soeur morts. Des voisins ont vu le gamin assis par terre. Ils ont donné de l'argent pour qu'il se sauve en pick-up via le Mali.
La grande traversée
Début de la traversée qui va durer deux années. C'est la moyenne pour les «clandos». «Je ne savais pas où j'allais. Alors des types m'ont dit: on va tous vers l'Europe, toi aussi.» Plusieurs escales pour se renflouer en argent et obtenir de faux papiers: Agadez au Niger, Tamanrasset en Algérie.
«A Agadez, on loge dans des cases et on fait n'importe quoi comme travail.
Je suis resté six mois», se souvient Emmanuel. Quand l'argent nécessaire est réuni, il faut attendre qu'un pick-up soit rempli pour poursuivre le voyage. L'attente peut durer un mois. «Ils entassent 30 personnes sur les camionnettes bourrées de produits de contrebande, relate-t-il. A Bordj Mokhtar, à la frontière algérienne, d'autres guides nous prennent en charge.
Ils connaissent parfaitement les coins d'eau dans le désert et sont informés sur les itinéraires des patrouilles de surveillance. Ils donnent notre argent pour que les gendarmes ferment les yeux. Les passeurs roulent vite, il faut bien s'accrocher. Quand une personne tombe, le camion ne s'arrête pas. Celui-là va mourir. On sait cela, ça fait partie du contrat.»
Esclaves à Tamanrasset
Tamanrasset, au Sahara. Un ghetto, une plaque tournante. Des milliers d'Africains y séjournent. Emmanuel reste là une année.
«J'ai compris là-bas que nous étions des esclaves, se souvient-il. Pour gagner de l'argent et continuer la route, on travaille pour les Algériens de Tamanrasset. On est leurs domestiques. On gagne 100 dinars par jour (2fr.50) à creuser des trous ou à faire de la lessive. Des femmes se prostituent. Il y a des réseaux qui fonctionnent bien, tout est prévu. Des hommes de Tamanrasset s'occupent d'elles avec les passeurs.»
Tamanrasset est une étape à travers les immenses étendues désertiques. Puis un jour, un autre pick-up direction Ghardaïa et Alger ou Oran. Un choix à faire: tenter de rallier l'Europe via le Maroc ou via la Tunisie. Emmanuel opte pour la Tunisie car les Marocains sont «sans pitié»: «Ils raflent les gens et les abandonnent en plein désert», apprend-il.
En Suisse, où la guerre finit
Une nuit, un bateau pour Lampedusa, une île italienne au sud de la Sicile. Les frêles esquifs souvent chavirent et les corps échouent sur les plages. Le sien soutient les vagues.
Entrée illégale dans l'espace Schengen. Une automobile conduite par un «frère africain» le remonte vers la Suisse, «le pays de la Croix-Rouge qui sait ce qui se passe dans ton pays», a assuré le passeur.
Mais à Vallorbe, un cassant NEM (non-entrée en matière) a estampillé le dossier Emmanuel. Peu de chances désormais qu'un second examen désavoue le premier car le Liberia vient de voter: «La guerre est finie, vous pouvez rentrer chez vous.»
Emmanuel va monter vers l'Allemagne. Un frère lui a dit que le gouvernement avait changé et que les lois sur l'asile «allaient être plus souples».
Exil congolais
Centre de requérants de Vallorbe (CERA). Les Congolais Christian K. (26 ans) et Serge M. (31 ans) demandent l'asile politique. «Chez nous, on est comme des animaux dans la vie», résument-ils. Christian ne sait pas si son père est encore en vie. «Je vivais du commerce d'or mais la police m'avait à l'oeil à cause de mon père qui faisait de la politique. On me cherchait alors j'ai fui», dit-il.
Pour 3500 dollars américains, il a loué un faux passeport avec un vrai visa Schengen et on lui a fourni un billet d'avion Kinshasa-Rome. Serge, voix douce et profil d'intellectuel, a fait de la prison «pour activités subversives». Il militait dans un parti d'opposition, l'Union démocratique pour le progrès, «contre Mobutu puis contre Kabila».
«J'intervenais souvent dans ce qu'on appelle chez nous les lieux de débat public: on choisit un passage fréquenté dans la ville et on prend à témoin la foule», explique-t-il.
Arrestation, cachot puis liberté provisoire. Serge prend à nouveau la parole. Nouvelle arrestation, passage à tabac, travaux forcés, évasion. Il se procure, moyennant 3200 francs, un passeport d'emprunt. Dans la capitale italienne, un passeur congolais récupère les passeports qui seront renvoyés au pays. Des caches abritent les clandestins quelques jours.
Puis Christian, Serge et d'autres montent en Suisse dans une fourgonnette qui roule de nuit. Prix: 300 euros.
Coupés du monde
Pourquoi la Suisse? «Parce qu'ils parlent français et qu'il y a du travail.»
Pourquoi pas la France? «A cause de Sarkozy.»
A Vallorbe, les sorties hors du centre sont limitées, les types de la sécurité n'ont pas le droit de leur sourire mais on leur donne à manger. Ils ont passé des radios, ont été vaccinés, lavés et interrogés. Ils attendent.
Savent-ils ce qui s'est passé dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla? «Non, ici on est coupé du monde.»
Le CERA se trouvait jadis à Genève mais trop d'associations rôdaient autour,alertaient l'opinion sur la misère des requérants déboutés. Vallorbe est
plus lointaine, plus reculée. L'Aracoh, une organisation, les épaule. On sert le café et des croissants, on parle d'aide juridique.
Diallo, envoyé par sa famille
Diallo, un jeune Guinéen, est lui aussi passé par Vallorbe. Il vit aujourd'hui à Lausanne, clandestinement. Il a épuisé les recours, dort dehors ou en foyer, travaille parfois au noir, passe au Point d'appui, un local qui offre des repas et où «des gens bien écoutent».
Diallo raconte que sa famille l'a envoyé au Nord «parce qu'un salaire européen fait vivre longtemps plusieurs personnes guinéennes». Tout le monde se cotise et on fait voyager le plus robuste ou le plus malin.
Pas question pour ce dernier d'échouer. Un retour au pays n'est envisageable que si fortune est faite. Rentrer plus pauvre jette l'opprobre sur toute la famille.
Diallo dit qu'il a passé trois semaines dans les soutes d'un bateau qui a accosté en Italie. Trois semaines à boire de l'eau sale et manger de la farine. «Quand on me relate toutes ces histoires, au Maroc, dans le désert ou sur la mer, j'ai honte, confie une bénévole. Je me dis surtout qu'on devrait donner au moins une chance à ceux qui ont voyagé plusieurs années et ont risqué à maintes reprises leur vie pour arriver jusqu'ici.» Diallo a été lui aussi prié de quitter le territoire. Avec pour seul papier un carnet de vaccination suisse.
Selon le HCR, le nombre de réfugiés dans le monde est en baisse constante
depuis quelques années: 17 millions début 2004. Les pays du Sud sont
beaucoup plus confrontés à la question de l'asile que l'Europe. Ces dix
dernières années, sept réfugiés sur dix auraient trouvé l'asile dans un pays
du Sud alors qu'en Europe le nombre de requérants d'asile a baissé de 22% en
2004. En Suisse, 2004 représente l'année où le nombre de demandes déposées a
été le plus faible depuis vingt ans avec 14248 demandes.
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