samedi 9 juillet 2005

Le long chemin des survivants de Srebrenica


Reportage de Tuzla de Martine Clerc et photos de Florian Cella dans 24heures

Il y a dix ans, l’enclave bosniaque de Srebrenica tombait aux mains des Serbes. Huit mille hommes furent exterminés, parmi lesquels des réfugiés fuyant à pied. Aujourd’hui, les rescapés se retrouvent pour parcourir en sens inverse le trajet suivi par les fuyards.

Près de 500 personnes, venues de Suisse, des Pays-Bas et surtout de Bosnie, ont entamé hier une marche de trois jours pour commémorer les massacres de Srebrenica. Elles rejoindront dimanche Potocari, où sont enterrées les dépouilles — pour celles qu’on a retrouvées — des victimes de la tragédie.



Les vallées sont vertes et pentues. L’herbe réunie en belles bottes de paille et les framboises prêtes pour la cueillette. Devant sa maison, une femme en fichu sourit. Le tableau est idyllique. Mais une larme pointe dans les yeux de la vieille dame, lorsque les marcheurs passent en peloton devant sa maisonnette mal reconstruite. «Cela me perturbe de voir tous ces gens. Pendant la guerre, ils sont passés en sens inverse, pas loin d’ici. Un charnier est à 100 mètres de chez moi.» Le mari de Mata Dervisevic est mort au début du conflit, son fils en 1995, à Srebrenica. Le 11 juillet 1995, les Serbes prenaient l’enclave bosniaque après trois ans de siège. Environ 8'000 hommes, de confession musulmane, furent exécutés, beaucoup lors de la fuite à pied de quelque 12'000 d’entre eux.

«Cette nuit-là, j’ai voulu mourir»
Hier, un demi-millier de survivants, leurs familles et amis de nombreux pays ont repris la route, mais en sens inverse. Une marche organisée par un comité réuni autour de la mairie de Srebrenica. Les marcheurs savent cette fois qu’ils finiront le pèlerinage debout. Peut-être plus sereins. Dès l’aube, ils sont prêts, en bordure du minuscule village de Caparde.


Edina Salkic, 22 ans, a fait le trajet depuis Fribourg avec une dizaine de Suisses. Son père a disparu dans la marche en 1995. «Je sais qu’il y était avec quatre de mes cousins. Un seul a survécu. Aujourd’hui, j’aimerais avoir des réponses. Peut-être qu’il est dans une prison en Serbie?» La jeune femme, naturalisée suisse, a donné son sang pour aider à identifier les corps retrouvés.

A plusieurs enjambées de là, les drapeaux de la Bosnie réunifiée ouvrent le cortège. Un groupe de jeunes gens en teeshirt «Srebrenica, never again» sue à grosses gouttes. Salik connaît la Suisse. «J’y ai passé six mois, entre Chiasso, Berne et Schwytz avant d’être renvoyé», lance-t-il en allemand. Aujourd’hui, il marche parce que trois de ses amis ont disparu en 1995. Des tombes blanches, pour les musulmans, apparaissent en haut d’une colline.

Deux médecins se retrouvent et se souviennent
C’est la pause. Deux hommes se serrent dans les bras. Tous deux sont médecins. Gerry Kremer dans l’armée hollandaise. Ilijaz Pilav à la clinique universitaire de Sarajevo. «Notre amitié a malheureusement grandi dans l’enfer de Srebrenica», explique avec colère celui qui était alors chirurgien dans le bataillon hollandais des casques bleus, à Potocari. «Dans la nuit du 11 au 12 juillet, des dizaines de blessés sont arrivés dans l’usine à côté de notre base. J’ai encore honte en pensant que le commandant nous a donné l’ordre de ne pas bouger. J’ai refusé d’obéir.» Ilijaz Pilav, lui, a opéré jour et nuit pendant une semaine, se voyant refuser l’aide des médecins du corps hollandais. Il a ensuite pris le chemin de la fuite pour Tuzla, ville en zone protégée. Pilonnage des forces serbes, embuscades, tirs. «Tous les jours, des amis mouraient. J’ai marché sur des cadavres. J’ai continué. Sans nourriture pendant quatre jours. Une nuit, il a plu et fait très froid. Cette nuit-là, j’ai voulu mourir. Tout semblait désespéré.» Ilijaz Pilav a fait des cauchemars pendant trois ans.

La marche entre maintenant dans la forêt, tout près du tracé initial des fuyards. Certains pointent du doigt un arbre, un replat. Bientôt la fin de la première étape. «C’est la réalisation d’un rêve solidaire», souffle Ivar Petterson, coordinateur genevois de l’association des survivants de Srebrenica et partie prenante de l’organisation de la marche pour la Suisse. A quelques kilomètres de là, des tentes des forces européennes attendent les marcheurs. Edina pose son sac sur ses pieds: «Je ne sais pas, mais j’ai eu l’impression d’être plus proche de mon père.»

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