L’initiative des moutons noirs séduit les électeurs. Or, le texte est illusoire et sera inopérant contre la criminalité volante venue d’ailleurs. Le point en cinq questions clés.
Dans la campagne sur l’expulsion des criminels étrangers, les confusions foisonnent. D’abord, l’insinuation que le droit suisse aurait attendu l’initiative UDC pour renvoyer les délinquants étrangers, alors que plus de 600 d’entre eux ont été reconduits à la frontière l’an dernier (lire L’Hebdo du 28 octobre).
Ou encore, comme ose le prétendre le site internet de l’UDC, que le contre-projet du Parlement «empêche l’expulsion d’assassins, de criminels violents, de violeurs». Mais surtout, la campagne menée par les initiants laisse croire aux citoyens qu’ils sont appelés à choisir entre expulsion ou intégration, alors que la pratique actuelle - et plus encore le contre-projet allient les deux.
Que propose l'initiative?
L’initiative introduit une liste de délits qui entraînent l’expulsion de leur auteur. Parmi eux, des actes dont la gravité tombe sous le sens - meurtre, viol, traite d’êtres humains, trafic de drogue - mais qui valent aujourd’hui déjà l’expulsion. Le fil rouge, pour Yves Nidegger, conseiller national UDC genevois? «Viser les délits qui mettent en danger la sécurité physique.»
Ainsi, à l’inverse du contre-projet, l’UDC se garde bien d’attaquer la criminalité économique. L’escroquerie et la fraude fiscale passent à l’as. Par contre, l’abus de prestations sociales rejoint le panthéon des crimes odieux. Pas la fraude - qui induit une systématique aggravante - mais le simple abus.
Idem pour le brigandage ou l’effraction. Un ado secundo qui rackette dans la cour de récré serait renvoyé au pays aussi sûrement qu’un meurtrier. Car, détail non négligeable, les mineurs subiraient ce régime comme les adultes.
A l’inverse, les chauffards passent entre les gouttes. Les trois jeunes fous du volant (un Grec, un Turc, un Croate), qui ont tué une jeune femme en 2008 à Schönenwerd (SO) et écopé jusqu’à cinq ans de prison, ne seraient pas inquiétés par l’initiative. Mensongère, donc, l’affiche des jeunes UDC valaisans qui fait campagne sur ce cas.
La liste de délits n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le fondement de l’initiative, lui, repose sur un mot: automatisme. Aujourd’hui, conformément aux principes élémentaires du droit, chaque cas d’expulsion subit un examen détaillé, lors duquel les intérêts de la sécurité publique (risque de récidive) se mesurent à ceux du condamné (situation familiale, sociale, etc.).
Selon l’initiative, ces facteurs-là ne seraient plus pris en compte, seul le délit déterminerait l’expulsion. «Tout système de sanction qui ne permet pas d’appréciation aboutirait à des résultats choquants», prévient Martin Killias, criminologue à l’Université de Zurich.
L’initiative introduit systématiquement «la double peine» pour les étrangers: un criminel paie deux fois, lors de son séjour en prison, et après, alors que l’incarcération sert traditionnellement à payer, une bonne fois pour toutes, sa dette à la société. Cette sévérité accrue, censée dissuader les criminels d’agir ou de récidiver, ne touche que les étrangers. Cette discrimination est choquante et, pour beaucoup, raciste.
Y aura-t-il vraiment plus d'expulsions?
Ce n’est pas sûr, car la pratique s’est beaucoup durcie depuis la récolte de signatures en 2007. Que ce soit avec l’initiative ou le contre-projet, c’est le nombre de décisions plutôt que d’expulsions réelles qui augmenterait. Jusqu’à quadrupler, comme l’avait chiffré le Département fédéral de justice et police, bien que cette estimation soit depuis revue à la baisse, face à la sévérité croissante des grands cantons.
Par contre, l’efficacité à reconduire concrètement aux frontières les criminels soulève des doutes. Certes, la majorité des expulsions s’effectue volontairement, par vol de ligne, informe Marie Avet, porteparole à l’Office fédéral des migrations (ODM). Mais lorsque la personne refuse son expulsion, elle peut être placée sur un vol spécial.
Or, ces six derniers mois, l’ODM a échoué à quatre reprises à rapatrier des requérants d’asile déboutés, faute d’accord avec le pays ou d’autorisation d’atterrissage. Pas facile de rendre des citoyens dont personne ne veut. «La pratique varie énormément d’un Etat à l’autre, explique Denis Pittet, porte-parole du Département de l’intérieur vaudois. Certains ont signé des accords de réadmission mais ne les appliquent pas, d’autres acceptent les retours sans autre.»
Actuellement, la Suisse compte quarante-trois accords de réadmission. C’est l’Afrique subsaharienne qui pose le plus de problèmes, l’Ethiopie, l’Erythrée, la Somalie, la Gambie, le Nigeria, mais aussi l’Algérie. «L’Espagne est la seule qui est parvenue à conclure des accords avec eux, explique Cesla Amarelle, présidente du PS vaudois.
Mais pour cela, elle a dû mettre le paquet en contre-parties économiques, cela lui a coûté des millions.» Avec l’Italie et Malte, l’Espagne apparaît comme un modèle pour pousser les Etats à récupérer leurs ressortissants.
Que deviennent ceux que l'on ne parvient pas à expulser?
Entre leur libération de prison et leur expulsion forcée, les criminels sont placés en détention administrative, à Frambois (GE) pour la plupart des cas romands. Le centre ne possède que vingt places et les détenus ne peuvent y rester plus de 24 mois ou si «l’exécution du renvoi (...) s’avère impossible», selon la loi sur les étrangers.
Ainsi, lorsque les vols spéciaux de l’ODM ont été suspendus ce printemps, suite au décès d’un Nigérian à l’aéroport de Zurich, les tribunaux vaudois ont fait libérer les détenus du canton à Frambois. Une décision imposée. «Parmi les sept libérés, il y en avait deux expulsés pour des motifs pénaux et ils ont disparu sans laisser d’adresse», précise Denis Pittet.
Ainsi, si l’augmentation des décisions de renvoi ne s’accompagne pas d’un règlement des problèmes avec les pays d’origine, ce genre de cas insolubles risque de se multiplier. L’initiative aura peu d’effets réels. «Nous allons créer une classe de sous-prolétariat flottant, déraciné, chassé de partout, prévient Martin Killias. Sous l’Ancien Régime déjà, le bannissement était une mesure fréquente: ces personnes sans statut ont ensuite posé un problème d’ordre public.»
A noter que la pratique des expulsions s’est durcie chez la plupart des membres de l’UE. Mais la gestion des non-expulsables est devenue un casse-tête, sans compter les coûts.
«C’EST UNE ÉVIDENCE QUE L’INITIATIVE VIOLE LE DROIT INTERNATIONAL!» Andreas Auer, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Zurich
L’émergence d’une caste de sanspapiers non expulsables (lire témoignages en page 22) est-elle un moindre mal afin de lutter contre la criminalité étrangère? Pour cela, encore faudrait-il que l’initiative lutte efficacement contre la criminalité.
Si le texte dénonce «les bandes criminelles qui profitent de l’ouverture des frontières pour faire des expéditions de cambriolages en Suisse», il n’apporte en revanche aucune solution. Car cette criminalité volante est le fait d’étrangers non résidents en Suisse, sur lesquels toute tentative d’expulsion est vaine.
Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), un tiers (1396 sur 4200) des condamnés étrangers en 2008 ne détenaient aucun permis de séjour. L’initiative n’a pas de prise contre ces délinquants-là, qu’une interdiction formelle de revenir sur territoire helvétique n’empêchera pas de récidiver.
De plus, 718 autres relevaient de l’asile, souvent d’ores et déjà déboutés, mais impossibles à expulser. Ironiquement, ce sont donc uniquement les étrangers impliqués dans la vie du pays, ceux qui y vivent et y ont parfois fondé une famille, qui pâtiraient du durcissement.
L'initiative est-elle compatible avec le droit international?
«C’est une évidence que l’initiative viole le droit international!» prévient, comme de nombreux confrères, Andreas Auer, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Zurich. L’Union européenne a, elle, aussi averti la Suisse que l’expulsion systématique de citoyens européens contreviendrait à la libre circulation, qui stipule que seuls ceux qui mettent en danger la sécurité publique peuvent être reconduits aux frontières.
Or, l’automatisme voulu par l’initiative bafoue ce principe. L’Union européenne pourra donc saisir le comité mixte UE-Suisse pour contrer l’automatisme.
Dès lors, risque-t-on de voir apparaître un régime différencié entre citoyens européens et extra-européens, seuls les seconds subissant l’expulsion? C’est possible dans un premier temps, mais les ressortissants du reste du monde pourront eux aussi recourir contre leur expulsion, à la Cour européenne des droits de l’homme. L’article 8 de la Convention stipule que «toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance».
Les recours ont toutes les chances de se multiplier et mettront la Suisse face à l’obligation de revenir sur ses décisions d’expulsion, au terme de longues procédures (comme cela a déjà été le cas). «Les citoyens ont le droit de voter oui à l’initiative, résume Andreas Auer.
Mais ils sont prévenus qu’on ne pourra pas appliquer les expulsions de manière automatique. Le peuple est certes souverain, mais pas tout-puissant. Il ne faudra donc pas crier au scandale après coup.» Quant à déterminer la ligne de conduite qu’adoptera le Tribunal fédéral - pris entre la Constitution et le droit international - nul n’est encore en mesure de le prédire.
A noter qu’ après l’internement à vie, l’interdiction des minarets, ce serait la troisième fois en six ans que la Suisse, siège des conventions de Genève, se doterait de dispositions lésant les droits humains et contraires à l’ordre juridique international.
Quels sont les avantages du contre-projet?
Le contre-projet a l’avantage d’être compatible avec le droit international et les accords de libre circulation. Conformément à la vocation de ce type de texte, il prend en compte la préoccupation des initiants mais balise des solutions réalistes et praticables.
Plutôt que de révolutionner la pratique des expulsions comme l’initiative, la proposition du Parlement consiste en un durcissement et une harmonisation de la pratique. «On peut lire la situation actuelle, le contre-projet puis l’initiative comme une graduation progressive de la rigueur», analyse Andreas Auer. Ainsi, le contre-projet ne focalise pas sur la nature des délits mais sur leur gravité, qu’il qualifie selon la durée d’emprisonnement.
Un an pour crime grave (meurtre, viol, etc.), 18 mois pour délit économique ou deux ans pour le reste, entraîneront l’expulsion de l’auteur. Cependant, des garde-fous seront posés. Non seulement l’expulsion sera décidée au cas par cas afin de prendre en compte la situation individuelle. Mais elle se soumettra aussi explicitement au droit international (examen individuel de chaque cas).
Dans ce sens, le contre-projet se rapproche des tours de vis effectués ces dernières années en Allemagne et en Autriche, bien qu’il comprenne moins d’exceptions, sur les mineurs notamment. La version du Parlement propose aussi d’agir en amont, avec l’introduction de mesures d’intégration censées lutter contre la marginalisation, puis la criminalisation, des nouveaux venus.
Ce premier article constitutionnel sur l’intégration vise essentiellement à équilibrer les différences régionales, souvent le reflet d’un clivage ville-campagne. «Certains cantons alémaniques ne disposent d’aucune mesure pour les étrangers, déplore Ada Marra, conseillère nationale (PS/VD). A Schwytz par exemple, les écoliers allophones doivent aller tous les matins jusqu’à Zoug dans les classes d’accueil.»
En quoi consisteront les offres minimales dont devront se doter tous les cantons? On l’ignore encore, mais la nouvelle ministre de Justice et Police, Simonetta Sommaruga, veut croire au potentiel de cet article sur l’intégration, à la suite des libérauxradicaux qui l’appellent de leurs voeux depuis plusieurs années, et compte bien, le cas échéant, lui donner une forte substance (contrat d’intégration, participation à tous les cours de l’école obligatoire - y compris de natation...).
A l’inverse, les cantons qui mènent de longue date des actions ciblées sur les communautés étrangères pourraient voir d’un oeil suspicieux et amer cette intervention de l’Etat fédéral. «Neuchâtel n’a pas eu besoin d’un article constitutionnel pour mener une politique d’intégration», s’est exclamé Matthieu Béguelin, président du PS cantonal lors du congrès de Lausanne.
Mais l’amertume sera assurément moindre qu’avec une initiative qui éjecte des adolescents en crise et brise des familles établies depuis plusieurs générations.
Un article de Tasha Rumley en collaboration avec Chantal Tauxe dans l'Hebdo
Quinze raisons de voter non à l'initiative de l'UDC
1. Elle introduit deux poids, deux mesures face à la justice.
2. Elle ne respecte pas le droit international.
3. Elle met en péril les accords de libre circulation avec l’UE.
4. Elle introduit un automatisme alors que chaque justiciable a droit à un examen individuel de son cas.
5. Elle condamne la famille du condamné.
6. Elle n’est que de la gesticulation démagogique sans effets réels sur la criminalité.
7. Elle ne prévoit rien en amont pour améliorer l’intégration des étrangers.
8. Elle sera sans effets sur les criminels non résidents en Suisse.
9. Elle ne respecte pas l’esprit des institutions qui encourage le Parlement à proposer un contre-projet face à des initiatives extrêmes.
10. Elle ne tient pas compte de la pratique actuelle des cantons qui s’est déjà durcie.
11. Elle nie la vocation de réhabilitation de l’emprisonnement.
12. Elle nie le droit à une seconde chance lorsque l’on a commis une erreur.
13. Elle ne prévoit rien pour la criminalité économique.
14. Elle laisse croire que toute décision d’expulsion sera exécutable, alors que l’absence d’accords de réadmission empêche souvent l’exécution.
15. Elle va créer une nouvelle sorte de sans-papiers, indésirables mais inexpulsables.
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