Entre 2007 et 2009, le nombre d’étrangers criminels que la Suisse a décidé d’expulser est passé de 438 à 664 environ, soit une hausse de 52%. L’initiative de l’UDC aurait-elle atteint son but avant même de passer devant le peuple?
«C’est un scandale. Nous ne disposons pas de chiffres fiables pour contrer l’initiative de l’UDC.» Un bon mois avant la votation du 28 novembre sur l’initiative pour l’expulsion des délinquants étrangers, ce coup de gueule d’un proche d’un conseiller d’Etat romand traduit bien l’embarras des partisans du contre-projet défendu par le Conseil fédéral.
A un mois de l’échéance, l’initiative de l’UDC caracole en tête, recueillant 58% d’avis favorables dans le dernier sondage de l’institut gfs. bern, contre seulement 41% pour le contre-projet.
Les statistiques dont on parle sont celles du nombre de décisions de renvoi prononcées par les offices de migration cantonaux. Elles existent, à un état certes très embryonnaire. Elles montrent que le nombre de renvois prononcés a passé d’environ 438 à 664 ces deux dernières années, soit une augmentation de 52%. «Contrairement à ce que prétend l’UDC, les autorités font leur travail et cette initiative est inutile», assène Francis Matthey, président de la Commission fédérale pour les questions de migrations (CFM).
Le 21 octobre dernier, celui-ci a publié une enquête mandatée par sa commission, largement fondée sur le travail de pionnier qu’avait fait L’Hebdo (voir notre édition du 14 février 2008). Voici trente mois, à l’heure où l’UDC déposait 200 000 paraphes pour chasser les moutons noirs de Suisse, notre magazine avait contacté tous les cantons pour connaître leur pratique en matière d’expulsions de criminels étrangers.
Nous avons répété l’exercice cet automne, un véritable travail de fourmi que le Département fédéral de justice et police (DFJP) a apparemment été incapable de fournir, ou du moins de coordonner. Nous dévoilons ces nouveaux chiffres – qui ne sont parfois hélas que des estimations procurées par les chefs de service – canton par canton.
Un premier constat s’impose: l’initiative de l’UDC a déjà produit un premier effet. Anticipant les critiques, les cantons ont multiplié les décisions de renvois. «Déjà sévère par le passé, la politique des renvois semble s’être encore durcie ces deux dernières années», confirme prudemment Christin Achermann, professeure assistante à l’Université de Neuchâtel et coauteure de l’enquête de la CFM, en attendant des preuves scientifiques plus solides.
Sévérité saint-galloise. Deuxième constat: dans une Suisse toujours si éprise de son fédéralisme, chaque canton conserve forcément une certaine marge de manœuvre dans l’application de la loi fédérale sur les étrangers.
En Suisse allemande, Saint-Gall s’est toujours montré ferme sous la férule de sa cheffe de la sécurité Karin Keller-Sutter. «Nous assumons notre responsabilité politique et faisons prévaloir l’intérêt public face à celui de dangereux criminels», souligne-t-elle.
Lucerne, qui dit «utiliser la loi de façon conséquente», et le Tessin sont dans le même cas, tout comme les cantons abritant une grande agglomération (Berne, Zurich, Bâle-Ville). En Suisse romande aussi, une tendance lourde se dessine. Dans l’arc lémanique, les deux conseillers d’Etat PLR Philippe Leuba et Isabel Rochat ont imprimé une politique plus ferme. En fournissant des statistiques aussi claires que précises sur les expulsions, le chef vaudois du Département de l’intérieur s’est, de loin, montré l’opposant le plus convaincant à l’initiative.
A Genève en revanche, Isabel Rochat n’a trouvé qu’un désert en matière de chiffres sous l’ère du socialiste Laurent Moutinot. Elle a immédiatement corrigé le tir dès son arrivée à la tête du Département de la sécurité, de la police et de l’environnement.
Le canton du bout du lac a déjà pris 33 décisions de renvoi en 2010, soit le double des estimations effectuées pour 2007. «Le politique a longtemps refusé de voir la réalité en face, faisant preuve d’une certaine forme d’angélisme. Nous devons aujourd’hui répondre à des attentes plus fortes de la population sur le plan de la sécurité publique», déclare-t-elle.
Moins touchés par le phénomène de la criminalité des étrangers, les cantons peu urbains se montrent moins sévères, même s’il serait exagéré de les accuser de laxisme. «Il est clair que nous expulsons tous les grands criminels. C’est dans les cas limites que les décisions sont délicates. Il faudra toujours faire preuve de circonspection, même si l’initiative est acceptée», relève Jean-Marie Chèvre, chef du Service jurassien de la population.
Justement, les cas délicats fourmillent dans les dossiers des services cantonaux de migration. Ceux-ci n’ont pas la tâche facile, d’autant plus que le Tribunal fédéral (TF) a prononcé des arrêts illustrant une politique très «fluctuante», selon le terme du préfet de la Gruyère Maurice Ropraz (lire son interview en page 18).
En juin 2007, le TF avait secoué le monde politique en réclamant l’expulsion de douze délinquants étrangers semant la terreur à Bulle et dans la région. Aujourd’hui, même si le calme est revenu, tous sont encore en Suisse.
Or, dans le cas d’un ressortissant des Balkans qui avait été impliqué dans la fameuse affaire d’abus sexuel sur une personne incapable de discernement, c’est le Tribunal fédéral qui a cassé la décision fribourgeoise. Il a estimé que le Tribunal cantonal avait surestimé le risque de récidive au moment du jugement.
Tout récemment, le 16 septembre dernier, le TF a cependant donné un tout autre signal aux autorités cantonales. Fait extrêmement rare, il a confirmé l’expulsion d’un Turc de 23 ans né en Suisse, condamné en 2007 à une peine de quatre ans et demi d’emprisonnement (pour coups et blessures graves, infractions à la loi sur les routes et à celle sur les stupéfiants).
Bien que maîtrisant mieux – selon ses dires – le dialecte alémanique que sa langue maternelle, ce multirécidiviste célibataire sera donc expulsé. Après s’être penché sur plusieurs arrêts de la Cour européenne, le TF est parvenu à la conclusion que son renvoi de Suisse ne violait pas la Convention européenne des droits de l’homme.
Portrait robot. Des décisions isolées qui ne font qu’esquisser le profil de ceux qu’on expulse. Pour aller plus loin, la Commission fédérale pour les questions de migration a recoupé les lois, la jurisprudence des tribunaux et les pratiques des cantons, afin de dresser le portrait-robot de ces délinquants qu’on veut renvoyer.
La décision survient dans trois cas. Premièrement, lorsqu’un étranger a été condamné à une peine de prison «de longue durée». Dans la pratique, les cantons estiment que celle-ci doit atteindre deux ans s’il est marié à une Suissesse et un an si ce n’est pas le cas.
La gravité du délit joue aussi un rôle: les actes de violence, les agressions sexuelles, les infractions sévères à la loi sur les stupéfiants et, depuis quelques années, les dépassements de vitesse massifs commis par les chauffards sont considérés comme des motifs de renvoi.
Infractions répétées. L’expulsion peut aussi être prononcée lorsque quelqu’un représente «une menace contre la sécurité et l’ordre public», même s’il a écopé d’une peine de moins d’un an. C’est typiquement le cas des personnes qui ont commis des infractions mineures mais répétées. Elément crucial: le canton doit prouver que la situation ne va pas s’améliorer dans un avenir proche.
Enfin, une dépendance «durable et significative» envers l’aide sociale peut constituer une cause de renvoi, pour autant que la personne se trouve depuis moins de quinze ans en Suisse. On entend par cela une famille de cinq personnes qui aurait touché plus de 200 000 francs sur une période de onze ans ou un couple qui aurait reçu 80 000 francs en cinq ans et demi, selon les arrêts du TF. En 2009, Berne, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Saint-Gall et Zurich ont renvoyé 43 personnes pour ce motif.
Le type de permis ou d’autorisation de séjour n’est pas non plus anodin. Un ressortissant de l’UE venu en Suisse dans le cadre de la libre circulation des personnes ne se fera pas expulser, sauf s’il représente une grave menace contre l’ordre public et qu’il risque de récidiver. A Zurich, ils ne représentent que 4% des cas, à Bâle-Ville moins de 10% et à Berne entre 3 et 20%.
La pratique est également très restrictive pour les étrangers nés en Suisse. Leur nombre atteint 5% du total des renvois à Bâle-Campagne, moins de 10% à Bâle-Ville et entre 10 et 20% à Berne. Le fait d’avoir effectué sa scolarité en Suisse, d’y avoir un emploi, de la famille et de ne maintenir que des liens ténus avec son pays d’origine jouent un rôle.
Pour la plupart des cantons, il faut une peine de plus de deux ans et/ou une infraction grave (délits contre l’intégrité corporelle et la vie, agressions sexuelles, trafic de drogue portant sur plusieurs kilos) pour qu’on songe à renvoyer un étranger de deuxième génération.
Par contre, toujours selon la pratique actuelle, pour expulser un détenteur de permis C ou B ou L (courte durée), une peine de un an de prison est en général considérée comme suffisante, sauf s’il a des liens familiaux forts en Suisse (époux ou épouse de nationalité helvétique). Les permis B ou L sont plus nombreux parmi les renvois (90% dans le canton de Vaud, 68% à Zurich mais 40% à Bâle-Ville) que les C.
Les expulsions concernent majoritairement des hommes – 90 à 95% du total. On ignore en revanche quelles sont les nationalités les plus représentées. Tout au plus sait-on que seuls 10% des renvois ne peuvent pas être exécutés car l’Etat concerné ne veut pas reprendre son ressortissant.
C’est le cas notamment de l’Ethiopie, l’Erythrée, la Somalie, la Gambie, le Nigeria et l’Algérie, alors que les renvois vers la Turquie, le Moyen-Orient et les Balkans ne posent pas de problème. Au vu du faible nombre de ressortissants de l’UE parmi les expulsés et après avoir examiné plusieurs arrêts du TF, on peut supposer que la plupart des expulsions se font vers ces régions.
Article de Michel Guillaume, Julie Zaugg, Patricia Michaud dans l'Hebdo
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