Quelle éthique pour la politique de l'immigration en France ?
Politique de l'immigration et éthique entretiennent aujourd'hui en France un lien qui semble fort ténu -et la question est relancée avec l'initiative du maire d'Evry, Manuel Valls, invitant pour la sixième édition des « Rendez-vous de l'éthique » le ministre Eric Besson à un débat, lundi 6 avril, auquel Dominique Sopo (Président de SOS Racisme) et moi-même sommes également conviés.
C'est l'occasion de mieux comprendre et de questionner la synthèse inédite des deux ouvertures prônées par le chef de l'Etat, qui a confié à un transfuge de la gauche le soin de mener une politique destinée à flatter l'électorat d'extrême droite.
Logique de responsabilité contre éthique de conviction
Il y a déjà bien longtemps qu'en ce domaine, nous sommes habitués, pour reprendre la terminologie de Max Weber, à constater l'existence d'une tension entre éthique de conviction, qui veut, à la limite, par exemple, que l'hospitalité soit sans frontières, absolue, et éthique de responsabilité, qui pousse en particulier les dirigeants politiques à tenir compte de divers impératifs pour réguler ou contrôler l'immigration.
L'humanisme des droits de l'homme, les valeurs morales, voire religieuses, l'engagement des associations, celui, aussi, des intellectuels sont du côté des convictions, l'action publique, l'intervention de l'Etat, au nom éventuellement de la raison, voire de la Raison d'Etat, tendent plutôt à se situer du côté de la responsabilité.
Mais il ne s'agit plus de cette tension, nous sommes au-delà, et il faut admettre que se profile une pure et simple dissociation des deux logiques.
Plusieurs dimensions de la politique actuelle de l'immigration nous incitent en effet à considérer cette dissociation, et à nous en inquiéter : le bilan de cette politique ne correspond assurément pas à l'image que la France aime à donner d'elle-même, le pays des droits de l'homme et du combat pour les Lumières et les valeurs universelles, le droit, la raison.
En voici quelques illustrations, parmi les plus significatives.
Le candidat Nicolas Sarkozy, non sans succès du côté de l'extrême droite, a annoncé dans sa campagne présidentielle son projet de créer un ministère de l'Identité nationale qu'il a effectivement mis en place une fois élu, associant donc, dans le même libellé, immigration, intégration, développement solidaire et identité nationale -une association immédiatement contestée : elle débouche sur une disqualification ou tout au moins sur un soupçon pesant sur les migrants, tenus alors non pas tant comme des êtres humains que comme un problème pour la Nation et son identité.
Le chef de l'Etat, poursuivant la politique qu'il avait inaugurée comme ministre de l'Intérieur, a fixé des objectifs quantifiés en matière d'expulsions d'étrangers en situation irrégulière -25 000, puis 27 000 et 29 000 par an-, comme si la réussite devait être mesurée à l'aune de ce nombre, et de sa hausse, et non en fonction du nombre de migrants accueillis. Des centres de rétention administrative ont été chargés de la phase préalable à ces expulsions, qui se déroulent dans bien des cas de façon scandaleuse et inhumaine.
L'éthique de conviction, ici, est à l'évidence du côté des associations qui protègent les enfants scolarisés victimes de cette politique, tel le Réseau éducation sans frontières (RESF), ou qui veillent au respect des droits de l'homme, tels la Cimade oule Gisti. Elle est du côté de ces passagers d'avions de ligne indignés au spectacle d'étrangers menottés et refusant de voyager dans le même vol.
Elle est encore du côté de ceux qu'inquiètent les dérives policières que suscite cette politique, en matière de contrôles au facies par exemple, ou qui s'interrogent : l'idée récemment exprimée par le ministre de délivrer un titre de séjour aux étrangers en situation irrégulière qui dénonceraient leurs passeurs constitue quoi qu'il en dise un appel à la délation. En tous cas, l'esprit de cette démarche, dont la diffusion a de fait précédé l'énoncé, pénètre désormais le système de répression, au point que la situation des clandestins devient une catastrophe humanitaire et sanitaire : ils n'osent plus par exemple se présenter à l'hôpital ou dans des centres de soin, ils se terrent, ils sont terrorisés.
L'immigration doit être « choisie », selon la politique actuelle, ce qui met en cause le droit au respect de la vie privée et familiale de bien des migrants, et s'avère vite raciste -le « choix » ne va-t-il pas écarter les migrants venus de pays particulièrement pauvres, et servir surtout à éliminer les candidats en provenance du Maghreb et de l'Afrique subsaharienne ?
Y a-t-il une éthique de responsabilité du côté de l'Etat ?
Un amendement est venu lester la loi sur l'immigration de 2007, il prévoit la possibilité de recourir à des tests génétiques pour permettre le regroupement familial -ce qui a choqué jusqu'au sein de la majorité politique actuelle.
Mais envisageons la question sous l'angle de l'éthique de responsabilité : est-elle bien du côté de l'Etat, et du ministère concerné ? Le moins qu'on puisse dire est qu'on peut en douter.
Les expulsions, les centres de rétention administrative coûtent cher au contribuable, des chiffres stupéfiants sont même couramment avancés (il est question de 15 à 25 000 euros par personne expulsée, les éléments d'un chiffrage figurent dans le rapport Mazeaud -publié à la Documentation Française) et leur efficacité est faible. Cet argent ne pourrait-il pas servir plutôt à accueillir les migrants, à leur offrir un minimum d'accès aux soins ou au logement, à accélérer leur apprentissage du français ?
Le bilan établi en janvier 2009 pour Le Monde par Patrick Weil, et qui n'a pas été sérieusement contesté, indique que le prédécesseur d'Eric Besson, Brice Hortefeux, a en réalité connu l'échec, en particulier s'il s'agit des chiffres des expulsions, particulièrement « gonflés ».
L'immigration « choisie » n'est pas une idée neuve, et les expériences du passé montrent qu'elle n'a jamais constitué une politique efficace : rien n'indique qu'il en est autrement cette fois-ci, et ce n'est pas parce qu'à l'échelle européenne un consensus a été affiché pour la promouvoir qu'il y aura des mesures concrètes d'application.
L'« amendement ADN » a été pratiquement vidé de son contenu par le Conseil constitutionnel, ce qui en fait un chiffon idéologique -ce dont on ne peut certes que se réjouir. Mais qu'il ait été possible de le concevoir, et qu'il n'ait pas été purement et simplement supprimé constitue là aussi un défi à l'éthique.
Ainsi, l'éthique de conviction ne semble pas animer la politique actuelle de l'immigration, et l'éthique de responsabilité sort mal en point de toute évaluation de l'action des ministres concernés, sauf à accepter l'autosatisfaction qu'ils affichent : non seulement les deux éthiques se séparent, mais ni l'une ni l'autre ne semble caractériser la politique actuelle de l'immigration. La double ouverture qu'aurait pu tenter d'incarner Eric Besson n'en est qu'une, tournée exclusivement vers l'électorat de la droite la plus dure et de l'extrême droite.
Photo : le ministre de l'Immigration Eric Besson le 2 avril 2009 (Pascal Rossignol/Reuters).
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