Sans papiers et sans témoins : La Cimade écartée des centres de rétention
Le gouvernement a retiré à l’association son monopole d’accès aux centres de rétention. Par qui et comment seront contrôlées les conditions d’enfermement pour étrangers ?
Par Florence Aubenas
Cette année, un dossier aride et déprimant est en train de devenir l’ouvrage culte, qu’on se passe entre journalistes, politiques ou associatifs. C’est le dernier rapport de la Cimade sur la situation des sans-papiers dans les centres de rétention, où ils attendent leur expulsion. La raison de son succès est aussi sinistre que les 296 pages qui composent l’édition 2007 : ce rapport est le dernier. D’ailleurs, la Cimade, seule association autorisée en France a travailler dans les centres de rétention depuis leur création en 1984, risque elle-même d’en être expulsée l’année prochaine.
Depuis plusieurs mois, en effet, les contestations se multiplient autour de ces centres, qui sont peu à peu devenus un des emblèmes de la politique des « quotas d’expulsion », mise en oeuvre par le ministre Brice Hortefeux. Dans ce contexte, les rapports annuels de la Cimade étaient plus que jamais l’unique lucarne sur la vie quotidienne en ces lieux d’enfermement. Aurait-on su sans elle qu’un bébé de 3 semaines avait été mis en rétention, il y a quelques mois, à Rennes ? Que lacets, ceintures, briquets, stylos sont généralement confisqués, l’accès au téléphone improbable, alors qu’il devrait être libre ? Que le Coran est saisi car « il pourrait servir à allumer un feu » ? Ou bien que, en février dernier à Vincennes, des « étrangers retenus » avaient été forcés de regagner leur chambre, chassés par une soixantaine de policiers, dont un armé de Taser ? Deux ont fini à l’hôpital, une enquête est en cours.
L’éviction de la Cimade, cette « association-symbole, sérieuse et reconnue, est une tentative de mise au pas du secteur associatif », analyse Pierre Henry, qui dirige la tout aussi sérieuse France Terre d’Asile. De son côté, un policier explique : « Dans l’imaginaire des politiques, s’en prendre à la Cimade fait clairement partie des représailles contre les protestataires. Les gouvernants ne sont plus dans la logique classique où cohabitent pouvoirs et contre-pouvoirs. Aujourd’hui, l’Etat dit : avec moi ou contre moi. »
Au ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, les choses ne sont pas dites de cette manière. Guillaume Larrivé soutient qu’il s’agit surtout de « mettre fin à un monopole ». Mille chinoiseries techniques enrobent en effet la mise à l’écart de l’association, obligeant à un décryptage tellement ennuyeux qu’il découragerait presque l’indignation, et c’est d’ailleurs là tout le talent de l’Administration. Pour comprendre, il faut donc se résigner à lire l’appel d’offres, publié fin août au « Journal officiel », pour un marché public de 4 millions d’euros au total : celui-ci édicté que l’ensemble des 25 centres de rétention en France ne seront plus confiés à un seul organisme, comme c’était le cas depuis vingt-cinq ans pour la Cimade, mais désossés en 8 lots géographiques, faisant chacun l’objet d’un agrément différent, et limité à une durée d’un an. Autrement dit une manière de tester, mettre en concurrence et choisir entre différentes associations.
A la clé, c’est encore et toujours le fameux enjeu des « quotas d’expulsion » qui se joue, dont l’objectif est fixé à 26 000 pour 2008. Dans cette course au chiffre, « tout est bon pour essayer de faire tomber les obstacles et opérer le maximum de reconduites, quitte à contourner la loi », explique Marc-Antoine Lévy, avocat à Evry. En France, si les chiffres de la rétention ont en effet explosé entre 2000 et 2007, passant de 13 centres à 25, de 17 000 personnes retenues à 35 000, d’une durée d’enfermement autorisée de 12 jours à 32, un seul indicateur refuse obstinément de bouger : le taux d’expulsion.
En centre de rétention, une personne sur deux, environ, ne peut en réalité pas être légalement reconduite et finit donc par être libérée. Or près de 40% de ces décisions relèvent de magistrats. Mais qui s’occupe de l’exercice délicat des recours devant les tribunaux ? Qui monte les dossiers ? Qui tient le rôle complexe à la fois de juriste, de traducteur et de conseiller dans les centres de rétention, sans lequel l’accès à la justice deviendrait, de fait, impossible pour une population parfois analphabète, souvent non francophone et en tout cas jamais spécialiste en procédure ? La Cimade, dont la mission est précisément de garantir « l’accès aux droits ». « Lui faire barrage est une manière de tarir les audiences devant les magistrats, continue Me Lévy. Je serais curieux de voir quel sera désormais le taux de recours quand la Cimade ne s’en occupera plus. En tout cas, c’est le noyau dur des droits de l’homme qui est attaqué. » Plusieurs associations ont déjà été contactées par le ministère pour répondre à l’appel d’offres. La Croix-Rouge a sobrement refusé. France Terre d’Asile ne « fera rien sans s’être concertée avec la Cimade ».
D’autres, en revanche, sont tentées par le marché, mais la plupart entendent très différemment leur mission. « Nous n’avons pas l’habitude de contester ce que dit le gouvernement : nous sommes des gestionnaires purs et durs, explique Jocelyn Baillez, de l’Aftam, spécialisée dans l’hébergement social. On met les textes en musique, point à la ligne. Nous proposerons sans doute l’ouverture d’une permanence d’information sur les sites où sera distribuée la documentation fournie par le ministère. » Également sollicité, l’Ordre de Malte, qui, depuis 1999, travaille avec des déboutés du droit d’asile préparant leur retour au pays. « Nous avons de bonnes relations avec les pouvoirs publics, quelle que soit leur couleur politique, souligne Alain de Tonquedec. Si nous postulons, nous ne pensons pas mettre le juridique en avant, plutôt l’humanitaire pour que les gens rentrent chez eux dans des conditions décentes et avec dignité. » Née d’une scission avec la Cimade, Forum Réfugiés envisage aussi d’envoyer son dossier, tout en reconnaissant que « le petit monde associatif est bien emmerdé par cette histoire, selon Olivier Brachet. Je ne soutiens pas le gouvernement actuel mais je ne pense pas non plus qu’il s’agisse d’un régime nazi. Nous ne postulons pas avec l’état d’esprit de dire : les expulsions et la rétention sont anormales. Notre position serait plutôt comment faire des expulsions respectueuses. Il ne faut pas laisser les centres de rétention se refermer sur eux-mêmes. »
Enfin, et c’est tout à fait nouveau, l’appel d’offres exige désormais des associations « confidentialité » et « neutralité ». Mais « si une association veut publier un rapport, elle pourra le faire », reprend Guillaume Larrivé. Sera-ce une raison susceptible de rompre le contrat ? « Cela dépend de ce que dira le rapport. » Dans les centres de rétention, en tout cas, on regrette déjà la Cimade. Qui ? Les sans-papiers ? Non, les policiers et les gendarmes qui gèrent les sites. « Il faut qu’il y ait des contrôles : c’est une garantie indispensable », réclame, par exemple, Yannick Danio, du syndicat l’Unsa Police. De son côté, un autre gradé estime que « ça va être bouillant, si la Cimade s’en va. Surchargés, les centres sont devenus un concentré de désespoir, où des gens prêts à tout pour rester en France se retrouvent face à des policiers qui ont l’impression de faire un boulot de merde, en remplissant wagons et statistiques. Tous partagent le même sentiment d’injustice. La Cimade arrive à servir de tampon entre les deux, parce que les étrangers la vivent comme réellement indépendante. »
La clôture de l’appel d’offres est fixée au 22 octobre.
Florence Aubenas
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