samedi 1 juillet 2006

Interview de Ruth Dreifuss dans 24heures

Après Christoph Blocher mercredi, 24 heures donne la parole à l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss qui prône un double non aux lois sur l’asile et les étrangers.
Vous regrettez que Christoph Blocher ait refusé de participer à un débat face à vous?

- Je comprends sa décision. Elle est logique par rapport à l'attitude de Monsieur Blocher qui milite pour une intervention minimale du Conseil fédéral dans les campagnes. Je n'ai cependant pas l'impression qu'il reste au-dessus de la mêlée et se contente d'expliquer les tenants et les aboutissants des lois sur lesquelles nous voterons en septembre.

- Pourquoi vous engagez-vous pareillement dans cette campagne?

- J'ai toujours considéré que la démocratie suisse demandait un engagement très fort de chaque citoyen et de chaque citoyenne. Par ailleurs, c'est un sujet qui me préoccupe presque depuis ma naissance en 1940. Mon père allait chercher des gens à la frontière: le souvenir de l'Europe sous le joug nazi, ça vous marque. La question de l'asile est une question clé de l'attitude de la Suisse face aux drames du monde. Il y a d'ailleurs une mobilisation assez exceptionnelle contre ces lois sur l'asile et les étrangers, notamment de la part de tous les spécialistes qui travaillent sur le terrain dans le domaine de l'immigration.

- La tradition humanitaire de la Suisse est-elle vraiment en danger?

- Chaque révision de la loi sur l'asile a été un durcissement, une fermeture. Il faut se battre pour cette tradition humanitaire. Et la révision n'est pas une amélioration, c'est une péjoration. En voulez-vous juste une preuve?

- Oui.

- Il y avait eu une belle unanimité des partis politiques, à l'exception de l'UDC, pour rejeter l'initiative de l'UDC sur l'asile en 2002. A une exception près, la loi actuelle correspond à cette initiative et va même au-delà dans le durcissement.

- Mais selon le Conseil fédéral et le Parlement, cette loi respecte les standards internationaux.

- Elle est certainement contraire à l'esprit des conventions internationales et elle pourrait, selon des avis qui me semblent très sérieux, être contraire aussi à la lettre. Ce qui m'étonne, c'est que le Parlement et le Conseil fédéral ont pris des décisions alors que les avis de droit disponibles allaient à sens contraire. Certes, le Département de Christoph Blocher a demandé à un professeur allemand, le Professeur Hailbronner, de faire à son tour une étude. Mais elle a été faite après les débats pour donner une sorte de caution académique à ces lois. Toute une série de décisions ont été prises par le Parlement sans que le Conseil fédéral se soit donné la peine de fournir des analyses précises, un message où il montre les raisons et les conséquences des dispositions proposées. Je me permets de dire que la décision du Parlement a été bâclée.

- C'est surtout le Conseil fédéral qui a accepté, sans plus de discussions, des ajouts de Christoph Blocher.

- J'ai assisté à toute la procédure menant au message proposé par Ruth Metzler à l'époque. J'ai été très présente dans cette discussion. Je n'aurais bien sûr pas accepté avec enthousiasme cette loi. Mais ce qui s'est passé après reste un mystère. Et un triste mystère. Car le travail sérieux qui avait été fait – les consultations, les expertises, les négociations – a été jeté par-dessus bord. Quand j'étais au Conseil fédéral, j'avais un petit côté maîtresse d'école. L'un de mes collègues, lorsque la discussion devenait difficile, disait: «Ruth Dreifuss va lever le doigt et demander, mais où est la cohérence?» Même si je ne suis plus au Conseil fédéral, je continue à croire que la cohérence est une condition première de la politique. La solidité des décisions. La crédibilité finalement. J'y suis très attachée. C'est pour cela que je me sens blessée par des revirements que rien ne justifie.

- La nouvelle loi va tout de même lutter plus efficacement contre les abus. Les policiers se plaignent souvent de ne pas pouvoir expulser des criminels requérants d'asile qui se rendent inexpulsables en cachant leur identité.

- Il y a des personnes tellement angoissées à l'idée de rentrer dans leur pays qu'elles ne collaborent pas. Il faut établir des voies de communication avec les pays de provenance pour garantir un traitement expéditif des demandes de papiers. Il y a aussi beaucoup de gens qui collaborent.

- Demain, vous serez l'invitée de la Soupe à La Radio suisse romande. Pourquoi avoir finalement accepté de vous y rendre?

- J'ai longtemps refusé d'y aller car je n'aime pas les plaisanteries qu'ils font sur mes collègues. Je peux difficilement rire lorsqu'ils s'en prennent à des gens que j'estime et avec qui j'ai travaillé. Par ailleurs, j'aime beaucoup les imitations de Lambiel et l'humour pratiqué par les marmitons. On ne peut pas répéter sans arrêt que les politiciens ne doivent pas se prendre trop au sérieux et refuser ad aeternam d'aller à la Soupe.
«C’est Kafka»
— Quel est le point que vous reprochez le plus à la nouvelle loi sur l’asile?
— Le plus grave, c’est l’augmenta­tion des mesures de contrainte. Il y a une telle disproportion entre ce que l’on peut reprocher à ces personnes et ce qu’elles subissent ici. Je ne peux pas l’accepter. Les Européens sont en train de réfléchir à une norme commune pour la détention en vue de refoulement. Ils vont vraisembla­blement s’entendre sur un maxi­mum de six mois. La Suisse en aurait quatre fois plus: deux ans, au maximum.La privation de l’aide sociale, c’est aussi une question difficile. Il ne faut pas inciter les gens à rester ici s’ils n’ont pas d’avenir ici. Mais quand je vois ce qu’est l’aide d’urgence, je ne peux pas l’accepter. Mon­sieur Rau (n.d.l.r.: ancien prési­dent de Swisscom, engagé contre la loi sur l’asile) a visité l’autre jour dans la campagne soleuroise le lieu où sont encasernés les requérants aux bénéfices de l’aide d’urgence. Ils ne reçoivent que de l’eau et 8 francs. Le bus coûte plus de 8 francs pour aller faire leurs courses à Soleure. Et quand ils sont à Soleure et ratent le bus, la police prétend qu’ils sont en séjour illégal et les enferme pour une nuit ou deux. Alors qu’ils sont pris en charge par l’aide d’urgence et qu’on prépare leur retour. En outre, certains d’entre eux avaient le droit de travailler.
Et on les empêche de continuer avant leur rapatriement pour les mettre à l’aide d’urgence. C’est Kafka. Ces mesures sont absur­des et indignes de notre pays.
— Mais en même temps, Christoph Blocher dit que depuis 1964 il y a eu une seule erreur, celle de Stanley Van Tha, emprisonné en avril 2004 dès son retour en Birmanie.
— Cela m’a fait bondir. Je ne comprends pas comment Mon­sieur Blocher peut dire cela. En général, j’admire sa connaissance des dossiers. Sans chercher, je peux vous donner au moins quatre cas que je connais person­nellement. Dont celui de Mon­sieur Salihi, renvoyé au Kosovo et condamné à six ans de prison. La Suisse a ensuite tout fait pour le récupérer. Hélas, cela n’a été possible qu’après de longues années de souffrance, de persécution.

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