Sans-papiers : la rétention, marché de la discorde
Maître de conférences en droit et militant au Gisti, Serge Slama avait contribué à la procédure devant le tribunal administratif visant à faire annuler le marché publié fin août par le ministère Hortefeux afin d'ouvrir à la concurrence le marché de l'assistance juridique dans les centres de rétention. Il commente une deuxième mouture de cet appel d'offre qui vient d'être rendue publique ce jeudi.
On ose à peine y croire. Ce 18 décembre, journée internationale des migrants et alors que Libération vient de rendre public, à l’initiative du collectif Migrants outre-mer et d’Amnesty International, une vidéo donnant un aperçu des conditions de maintien des migrants dans le centre de rétention [1] de Mayotte, le nouveau marché de la rétention administrative est paru au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE). Il devrait aussi paraître le 19 décembre au Bulletin officiel des annonces de marchés publics (BOAMP), son équivalent français.
[2]Dans ce nouveau marché de l’information juridique des étrangers retenus, malgré sa déconvenue juridique, le ministère de l’Immigration ne lâche rien -ou presque. Certes, sur le plan formel, les services du ministère, probablement aidés par un cabinet d’avocats spécialisés, se sont efforcés de "sécuriser" le marché.
Comment auraient-ils pu ne pas retenir la leçon juridique infligée par les associations et syndicats requérants (Gisti, LDH, Avocats pour la défense des droits des étrangers, Syndicat des avocats de France et réseau Elena) devant le tribunal administratif de Paris? Le 30 octobre 2008, le juge des référés précontractuels avait entièrement annulé le précédent marché (publié fin août), au motif que le ministère avait sous-évalué, dans les critères d’attribution du marché, le niveau d’exigence juridique nécessaire pour assister juridiquement les étrangers reconduits.
Cette fois, les groupements et la sous-traitante sont autorisés
Les mauvais esprits s’étonneront qu’il ait fallu près de deux mois au ministère pour publier un nouvel appel d’offres alors qu’il avait affirmé, non sans vergogne, dans un communiqué, qu’il allait "immédiatement" publié un nouvel appel d’offres compte tenu du motif d’annulation "de pure forme" (l’ordonnance annulant le marché de la rétention au grand dam de Brice Hortefeux [3]). Mais comme l’a très bien résumé le Professeur Carcassonne dans un entretien à Libération le 31 octobre: "il se fout du monde"...
Le précédent marché contenait en effet plus d’une demi-douzaine d’irrégularités formelles dont trois flagrantes.
Cette fois-ci, dans l’avis, toutes les rubriques sont remplies. Les groupements sont autorisés -ce qui signifie que la Cimade pourra par exemple poser sa candidature avec le Secours catholique et d’autres associations européennes. La sous-traitance n’est pas interdite.
Quant aux critères de pondération, il faudra attendre la communication du règlement de consultation pour savoir s’ils ont été suffisamment réévalués. Espérons que le niveau d’exigence permettra aux personnes morales d’assurer effectivement leur mission d’assistance et d’écarter les candidatures d’organisation sans expertise en droit des étrangers (comme celle du collectif Respect ou de l’Ordre de Malte).
Mais la "victoire" juridique des associations qui ont fait front uni pour défendre la cause des étrangers, à l’exception de France Terre d’asile et de Forum réfugiés, ne résout pas les problèmes de fond.
Pourquoi? Parce que tant que l’assistance juridique des étrangers retenus se fera dans le cadre d’un marché public, le ministère pourra imposer ses règles. Un marché public de cette dimension (5 millions d’euros, 80 emploi) impose un certain nombre de contraintes en raison des règles européennes et du code des marchés publics:
- d’une part l’allotissement permet à des personnes morales de dimension plus réduite d’avoir accès au marché (en l’espèce le nouveau marché prévoit, comme le précédent, 8 lots pour 30 CRA et 2030 places allant de 175 000 euros à 660 000 euros).
- d’autre part dans le cadre d’un marché les personnes morales intervenantes sont nécessairement mises en concurrence. Aucune coordination de la défense nationale des étrangers n’est possible car elle pourrait être considérée comme une entente. Enfin, un marché repose sur le principe qu’un prestataire réalise une prestation au service de l’Etat en contre-partie d’un prix. L’Etat conserve nécessairement la main sur les faits et gestes du prestataires et peut contrôler ses prestations.
La supercherie d'un marché public "imposé par le droit communautaire"
Un tel cadre juridique aboutit nécessairement à ce que le ministère chargé de la gestion des centres de rétention et de l’éloignement des étrangers cherche à brider son prestataire surtout lorsqu’il s’évertue à lui compliquer la tâche et à critiquer son action.
Par essence, un tel contexte juridique est incompatible avec la liberté d’association.
Mais là où repose la supercherie, c’est que depuis 2003 le ministère est parvenu à faire croire à tous que le marché public était une obligation juridique "imposée par le droit communautaire".
Il n’en est rien. Comme le souligne le Pr Carcassonne, "cette assistance juridique pour les étrangers en situation irrégulière est exactement équivalente à ce qu’est l’aide judiciaire". Les professeurs Frédéric Rolin ou Hugues Portelli (devant la commission des lois) développent exactement la même analyse ( target="—blank">la rétention n’est pas un marché! Pour un boycott associatif sur le nouvel appel d’offres [4]).
La Cimade est pourtant convaincue que rien n’est possible en dehors du marché. En réalité tout re-deviendrait possible en dehors du marché.
Mais, pour cela, il faudrait sortir de la logique concurrentielle qui a, depuis plusieurs mois, semé la discorde au sein du secteur associatif.
C’est dans le cadre associatif qui faut construire une solution alternative qui pourra reposer en partie (mais en partie seulement) sur un financement public: les associations peuvent porter la revendication que les 5 millions du marché public, qui représentent moins d’1% des 700 millions consacrés à la reconduite des irréguliers, soient consacrés à des subventions au bénéfice des associations intervenantes en rétention.
Evidemment, il faudrait aussi que France terre d’asile (FTDA), Forum Réfugiés et l’Assfam cessent d’écouter le chant des sirènes ministérielles.
Mais on sait que ces structures mènent des actions très dépendantes des fonds publics, sans militants et avec peu de ressources propres.
Or, depuis le début de la controverse sur la rétention, elles ont pris le parti de s’inscrire dans une logique libérale et concurrentielle face à l’association qui a emporté l’intégralité du marché en 2003 et avec laquelle elles entretiennent parfois des relations ambiguës (voir sur ces enjeux l'article du monde.fr "Forum réfugiés et FTDA: d’un marché à l’autre?" [5] et l’entretien d’Olivier Brachet au Nouvel obs "Nous sommes désormais passés dans un système de marché” [6]).
Pourtant, comme le mentionne l’intitulé de la pétition diffusée par des membres de la Cimade [7]: les droits des étrangers ne peuvent se réduire à un marché.
Ça devrait être le credo de toutes les associations de défense de la cause des étrangers. A défaut elles négligeraient leur objet social. Leur raison d’être.
► Voir aussi le blog de Serge Slama, Combats pour les droits de l'homme [8].
► Lire aussi: Rétention: Hortefeux taclé par le juge administratif et les autres articles de Rue89 sur les centres de rétention [9].
Liens:
[1] http://www.rue89.com/tag/centres-de-retention
[2] http://www.rue89.com/files/20081218Retention.pdf
[3] http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2008/10/30/annulation-du-marche-de-la-retention-par-le-juge-des-referes-du-ta-de-paris/
[4] http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2008/11/01/la-retention-nest-pas-un-marche-pour-un-embargo-associatif-sur-le-nouvel-appel-doffres/
[5] http://www.rue89.com/
[6] http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/opinions/3_questions_a/20080925.OBS2783/nous_sommes_desormais_passes_dans_un_systeme_de_marche.html
[7] http://placeauxdroits.net/petition2/?petition=5
[8] http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr
[9] http://www.rue89.com/2008/10/14/retention-hortefeux-tacle-par-le-juge-administratif
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