La volonté d’harmoniser le traitement de l’immigration et le droit d’asile doit s’adapter à des modèles d’intégration singuliers2. Celui qui domine en
Suède restreint l’admission des migrants non européens, mais favorise une citoyenneté pluriculturelle pour les immigrés résidents. A la différence d’autres Etats, cette politique, assezconsensuelle, érige la diversité culturelle, la coopération et la
solidarité en valeurs centrales de la société, promouvant sur cette base l’égalité de traitement des immigrés. Leur participation à droits égaux n’empêche pas la reconnaissance de leurs spécificités culturelles, les autorités encourageant leur organisation en communautés et le maintien de la langue d’origine. Les étrangers jouissent du droit de vote aux élections locales et leur naturalisation est facilitée; les discriminations sont combattues. Mais certains dénoncent un risque de repli des communautés immigrées sur elles-mêmes, une certaine clientélisation ethnique vis-àvis de l’Etat social et même des formes d’ethnicisation de la vie
sociale et politique. Les Pays-Bas avaient élaboré un modèle assez similaire
sur la base d’autres réalités socio- historiques. Leur société fonctionne de longue date sur la «pilarisation»: l’Etat déléguait aux Eglises l’administration
d’une partie considérable des affaires sociales et culturelles. C’est ainsi que le pays a géré l’importante immigration venue de leurs colonies et favorisé
l’ouverture des institutions officielles afin que les immigrés puissent y avoir aussi accès. Mais l’érosion du consensus sur la migration, les pressions des mouvements xénophobes, le débat croissant sur l’identité nationale ont provoqué un renversement
de tendance. Amsterdam a adopté des mesures imposant plus d’assimilation, comme l’obligation de signer des «contrats d’intégration». Ces preuves d’assimilation
conditionnent désormais les droits citoyens des immigrés. Plus encore que les Pays-
Bas, le Royaume-Uni a connu une immigration importante de ses ex-colonies, malgré les
efforts des gouvernements successifs pour restreindre l’arrivée des gens de couleur – que la sociologue française Danièle Joly (qui travaille depuis 30 ans en Grande-Bretagne) a qualifiés de «discrimination raciale institutionnalisée3». En matière d’intégration, il a aussi élaboré progressivement une politique fondée sur la reconnaissance du multiculturalisme. Sensible à la diversité culturelle, il rechigne
à considérer les migrants comme partie intégrante de la nation. Londres a d’ailleurs aboli le droit du sol en 1983, et n’accorde plus la nationalité aux ressortissants des protectorats et colonies. Les immigrés et leurs descendants y sont néanmoins considérés comme des minorités ethniques défavorisées, que l’Etat doit s’efforcer d’intégrer. Cela ne l’empêche pas de codifier l’appartenance ethnique, qui
fait même partie des questions posées lors du recensement. Pour assurer le respect de l’égalité, des mécanismes combattent les discriminationset le racisme. Le fait de considérer les communautés comme des entités réelles favorise, certes, leur capacité d’organisation, de négociation et de mobilisation. Mais, sous couvert de multiculturalisme, il accentue considérablementle risque d’institutionnalisation
d’une position d’infériorité socio-économique. Non membre de l’Union européenne et dépourvue de tradition coloniale, la Suisse propose une sorte d’ «assimilationnisme
non participatif». Prônant une conception ethnique de la nation, symbolisée par le droit du sang, elle considère les immigrés comme une simple main-d’oeuvre. Ce sont des citoyens non pas pluridimensionnels, mais socioéconomiques: producteurs,
consommateurs, cotisants et contribuables4. Malgré le droit de vote communal récemment accordé aux étrangers par certains cantons, les droits politiques restent perçus comme inséparables de la nationalité, elle-même très difficile à acquérir,
y compris pour les deuxième et troisième générations. Des votations populaires
ont mis en échec les tentatives pour simplifier leur naturalisation. De nombreux descendants d’immigrés n’ayant pourtant jamais résidé dans un autre Etat restent des étrangers. Longtemps pays d’émigration, l’Espagne et l’Italie sont devenues, en quelques années, des pays d’immigration. Vu leurs besoins économiques, elles ont d’abord développé des politiques d’admission plutôt libérales, mais pas de procédures
d’intégration. De larges secteurs de l’économie ont profité de l’absence de statut de
nombreux immigrés. La maind’oeuvre clandestine féminine pallie encore actuellement le
déficit criant de structures publiques pour la petite enfance ou pour les personnes âgées. La prise de conscience progressive du caractère structurel de l’immigration
a poussé à l’adoption de mesures de régularisation périodiques des immigrés – la
plus récente a eu lieu en 2005 en Espagne. Contestée par les courants xénophobes en expansion, cette procédure a permis aux migrants non européens de stabiliser leur
situation socio-économique et d’officialiser leurs droits civils, notamment au regroupement familial. Dans le débat sur l’intégration, un premier axe concernant
la relation entre droits culturels et autres droits citoyens révèle des divergences profondes entre Etats, partis politiques et experts. La question de fond porte sur le rapport égalité/différence. Certains acteurs pensent que le maintien d’une identité culturelle spécifique creuse le fossé entre communauté immigrée et communauté nationale, empêchant la première d’accéder à l’exercice d’autres droits citoyens: l’assimilation culturelle conditionnerait l’exercice de la pleine citoyenneté5.
D’autres considèrent que l’égalité des droits implique l’acceptation
des différences culturelles6: l’exigence d’assimilation camouflerait le refus de l’accès à d’autres droits. Un deuxième axe porte sur la relation entre droits politiques et nationalité, c’est-à dire les liens formels des migrants avec l’Etat-nation. La conception dominante ne reconnaît pas aux personnes définies
comme étrangères les mêmes droits politiques qu’aux nationaux, puisqu’elles appartiennent à une autre communauté politique qui ne saurait participer, du moins formellement, à la formation de la volonté commune. Au fond, la citoyenneté politique – comme le constate Aristide Zolberg7 – se confond avec la nationalité et exclut donc les «autres» de l’égalité des droits. Mais l’internationalisation croissante et le
nombre grandissant de personnes résidant dans un autre Etat que celui dont elles ont la nationalité incitent à proposer une dissociation limitée des droits politiques et de la nationalité, au moins sur le plan local. Des instances supranationales,
comme l’Union européenne, élargissent déjà la citoyenneté locale aux ressortissants
de leurs Etats membres. Le troisième axe traite du processus de mondialisation,
qui remet en question un certain nombre de droits socioéconomiques de toute la population. Cette limitation de la citoyenneté sociale peut pousser une partie des résidents – comme le montre Andreas Wimmer8– à délimiter des domaines dont les immigrés seront exclus, les biens collectifs appartenant uniquement, selon
eux, aux nationaux: c’est la logique de la «préférence nationale ». D’autres privilégient la défense globale des droits: l’exclusion des migrants prépare
celle d’autres catégories9. Un quatrième axe aborde les limites de l’accès aux droits civils dans les sociétés démocratiques. En général, on considère que l’Etat, souverain, peut, dans son intérêt, restreindre l’exercice des libertés fondamentales
pour les ressortissants d’autres Etats. Les opposants à cette conception soulignent que les politiques d’immigration ne respectant pas les droits civils bafouent les droits humains les plus élémentaires en introduisant une hiérarchisation entre
les êtres humains10. Si l’approche de l’immigration et de l’intégration reste diverse
sur le continent, l’Union européenne elle-même a tenté d’harmoniser la politique des
Etats-membres dans ces domaines. Elle l’a fait selon des logiques, d’une part sécuritaire et d’autre part – en théorie – antiraciste et anti-discriminations.
Mais l’accroissement de la mobilité et des flux migratoires, entraînant une augmentation de la «diversité humaine» et de sa visibilité, est la plupart du
temps considéré comme une menace. D’autant que les attentats islamistes à New York, à
Madrid et à Londres ont favorisé les grilles de lectures catastrophistes sur les conséquences des rencontres interculturelles et le pseudo «clash des civilisations
». A la peur du terrorisme s’ajoutent celles nées de la compétition
entre des individus et des communautés dans un contexte de décomposition sociale
et culturelle. D’où, en Europe, la critique de «modèles d’intégration» décrits comme
en crise.
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