Les lois migratoires sont durcies, mais ne sont qu’en partie appliquées, constate Henri Rothen, le chef du Service vaudois de la population, à l’heure de prendre sa retraite. Il s’inquiète pour la crédibilité écornée de l’Etat et les effets pervers de cette situation.
La politique migratoire se décide à Berne, puis les cantons se coltinent l’application des tours de vis aux lois fédérales sur les étrangers et l’asile. Chef du Service vaudois de la population (SPOP), Henri Rothen a vécu 11 ans le quotidien de la migration sous l’angle administratif. Prenant sa retraite à la fin du mois, il tire un bilan qui claque comme un avertissement: «Je n’ai pas d’amertume, mais je m’inquiète de la perte de crédibilité d’un Etat qui décide des politiques sans avoir les moyens de les appliquer.»
Titulaire d’un diplôme d’économiste en entreprise, Henri Rothen identifie un fil rouge à sa carrière: réformer des organisations en quête d’efficacité. Chez Bobst d’abord, pendant 13 ans. Puis il s’engage à l’Etat, qu’il servira pendant 27 ans. Comme secrétaire municipal d’Yverdon (5 ans) et secrétaire de l’Union des communes vaudoises; en qualité de directeur de la Fédération des hôpitaux vaudois (11 ans); enfin au SPOP, où il est recruté pour moderniser un service au lourd passif. Il en deviendra vite le chef respecté, travaillant en bonne entente avec quatre conseillers d’Etat aussi différents que Claude Ruey (libéral), Pierre Chiffelle (socialiste), Jean-Claude Mermoud (UDC) et Philippe Leuba (libéral). Ce n’est pas un mince exploit!
Les slogans et les effets de manche le laissent de marbre. Seuls comptent les faits. Alors que le débat sur l’asile polarise le pays, ce pragmatique aime rappeler que la procédure d’asile ne concerne que 2% des immigrés en Suisse; pour Vaud, 4500 personnes (requérants en procédure, déboutés ou au bénéfice d’une admission provisoire) sur 240 000 immigrés installés en toute légalité. «Ce décalage illustre l’exploitation intensive de la migration à des fins politiques», soutient Henri Rothen. Il renvoie dos à dos la droite nationaliste et la gauche: «Les deux camps font de l’immigration un business idéologique, ce qui ne permet pas de trouver des solutions.»
L’agitation politique sur les questions migratoires va de pair avec une fuite en avant, regrette Henri Rothen: «Des procédures parlementaires accélérées conduisent à multiplier des mesures d’urgence alors qu’il faudrait viser un horizon lointain.» Il salue les orientations «prometteuses» prises par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga – raccourcir les procédures, «la mère des batailles», et travailler sur l’aide au retour et la signature d’accords de réadmission.
Mais c’est sur le terrain que ça coince. Les décisions de renvois prises par l’Office fédéral des migrations en matière d’asile et par le canton dans le domaine des étrangers «ne sont bien trop souvent pas exécutées», pour toute une série de raisons qui signent «l’impuissance de l’Etat». Henri Rothen donne deux exemples de «l’hypocrisie ambiante»: le travail clandestin reste toléré dans des proportions élevées malgré un arsenal législatif contre le travail au noir qui n’a jamais été aussi développé; les discours musclés sur le renvoi des étrangers criminels jettent un nuage de fumée sur l’échec à renvoyer des milliers d’immigrés sans titre de séjour.
«Je ne suis pas un obsédé des renvois», se défend le Vaudois. C’est son honnêteté qui le pousse à parler: «Quand l’autorité d’exécution des renvois est impuissante à faire respecter les décisions prises au nom du droit, la crédibilité de l’Etat est affaiblie. On sous-estime les effets pervers. L’étape suivante, c’est le règne de l’arbitraire.»
L’impuissance à procéder aux renvois se nourrit d’un manque chronique de moyens policiers et d’une coordination déficiente entre acteurs de l’Etat, analyse Henri Rothen. L’administration, la police et la justice ne se parlent pas assez; chaque service obéit à des priorités propres, lesquelles ne se recoupent pas. «Nous sommes pourtant tous sur le même bateau!»
Le manque «dramatique» de places de détention administrative favorise les récalcitrants qui s’accrochent sans risque à une situation précaire; le temps passe et leur renvoi devient toujours plus aléatoire, sans que leur intégration s’améliore. Redoutant «une bombe à retardement», Henri Rothen constate, dépité, que Vaud est le plus mauvais élève pour la statistique cantonale des personnes à l’aide d’urgence (plus de 1000 cas à mi-2012). Un indice alarmant qui réveille le souvenir de la crise des «523»: Vaud avait défié Berne, tardant à renvoyer les réfugiés de la guerre des Balkans.
L’aide d’urgence prévoit un hébergement rudimentaire, en abri collectif, pour dissuader la prolongation du séjour. Mais dans le canton de Vaud, une personne sur deux à l’aide d’urgence obtient, par différentes voies de recours, le droit de rester dans son logement initial, moins spartiate. Le chef du SPOP le déplore et dénonce «une culture du recours qui dépossède l’administration de son pouvoir d’agir.» Il observe que des avocats et des professionnels de l’assistance aux migrants «vivent de ce business»: «Pour eux, chaque renvoi est un renvoi de trop. Mais est-ce responsable de prolonger le séjour de personnes à l’aide d’urgence, sans travail ni perspective d’intégration ?»
Si l’asile occupe trop de place dans le débat public, la migration légale et ses effets économiques, culturels et démographiques sont trop peu valorisés, regrette Henri Rothen. «L’immigration est toujours évoquée comme un problème, alors qu’une Suisse sans migration serait le problème!» Un peu plus de rationalité et de cohérence, un peu moins d’émotions et d’idéologie aideraient celles et ceux qui, chaque jour, doivent appliquer un droit décidé démocratiquement par les Suisses.
François Modoux dans le Temps
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